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LE DOCTEUR HERBEAU.

la clientèle de son père. Le docteur s’était rendu à cette dernière raison. On ne pouvait, en effet, pour écraser la calomnie, se trop hâter de mettre en évidence l’esprit, la grace et la noble assurance de ce jeune homme, que Saint-Léonard se rappelait avoir connu simple, timide et rougissant comme une vierge. Mme Herbeau avait juré qu’en ce jour les ennemis de sa maison crèveraient de honte et de dépit. Déjà, de tous les coins des départemens d’alentour, les produits les plus fins et les plus exquis affluaient dans les buffets et dans la cuisine du docteur. Limoges envoyait ses pâtes d’abricots, Tours ses pruneaux, Niort ses carpes d’angélique, la Creuse ses truites saumonnées. Déjà on avait tiré des armoires et des bahuts tout ce luxe de linge, d’argenterie et de vaisselle, que la province n’expose à l’air que dans les grandes solennités. Jeannette, du matin au soir, frottait les meubles et le carreau. C’était un remue-ménage infernal ; mais Mme Herbeau avait la tête à tout. Les lettres d’invitation étaient expédiées ; pour ajouter au lustre de la fête, le docteur venait, à l’instigation de son épouse, d’en adresser une à Mme K…, femme poète de Limoges, qui avait autrefois échangé quelques petits vers avec Célestin, du temps que ce jeune homme courtisait les muses et s’abreuvait des eaux du Permesse. Ce n’est pas que Mme Herbeau affectionnât les bas-bleus en général et Mme K… en particulier ; mais, nourrissant de vieilles rancunes contre la directrice de la poste aux lettres, elle n’avait rien imaginé de mieux pour faire enrager Mme d’Olibès, qui, depuis les vers qu’elle avait adressés à M. Savenay, tenait à Saint-Léonard le sceptre poétique.

On pense bien qu’il n’était bruit dans la ville que des apprêts de ce festin, près duquel le repas des noces de Gamache ne devait plus être qu’une collation frugale. Tous les soirs, on calculait dans chaque maison ce que Mme Herbeau avait acheté le matin au marché. Les libéraux accusaient le docteur d’accaparer les vivres et d’affamer les pauvres ; les républicains criaient aux prodigalités de Lucullus, aux gloutonneries de Trimalcion et aux orgies de Tibère à Caprée.

Enfin il brilla sur le monde et sur Saint-Léonard, ce jour si impatiemment attendu, qui devait ramener le jeune Rodrigue sous le toit de son père ; jour trois fois béni, ainsi qu’avait dit Aristide, qui allait rendre aux deux époux, après cinq ans de séparation, l’unique gage de leur tendresse. Le matin, aux premières blancheurs de l’aube, réveillés tous deux par le sentiment de leur bonheur, ils s’embrassèrent l’un l’autre avec attendrissement. À cette heure solennelle, le docteur Herbeau dépouilla le jeune homme, et ne fut plus qu’époux