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PHILOSOPHES MODERNES.

tourner la difficulté et de recourir à la révélation comme Malebranche, elle espère fermement d’arriver à Dieu et au monde par une observation plus attentive de la raison et de la perception extérieure. À ceux qui prennent la philosophie par le milieu et aiment mieux l’imaginer que de la trouver, elle répond que philosopher ainsi, c’est discuter toutes les objections, hormis la principale, et ne rien laisser subsister en dehors de la science, si ce n’est le scepticisme. Elle dit à ceux qui ne veulent pas ou ne peuvent pas sortir du monde intérieur, ce que M. Cousin disait à M. de Biran : « Qu’on ne se repose point dans l’exclusif et l’incomplet ; que l’homme étouffe dans la prison de lui-même, et ne respire à son aise que dans une sphère plus vaste et plus haute ! » il est vrai que Kant se réfugie contre lui-même dans la raison pratique, comme Fichte dans la croyance, et Maine de Biran dans la foi catholique. Mais qu’est-ce que cela prouve, sinon que l’esprit humain a besoin de croire au monde extérieur, et que, si la science le lui refuse, il renoncera plutôt à la science qu’au sens commun ?

Tels furent les rapports de M. de Biran avec l’école éclectique. Son influence fut capitale, mais restreinte. M. de Biran était l’homme d’une théorie ; original et profond sur un seul point, sa curiosité ne fut pas même éveillée sur tous les autres ; et comme il se renferma dans la psychologie, et dans une psychologie incomplète, il n’eut pas de véritable foi philosophique. On peut dire qu’il contribua puissamment à fonder une école et qu’il n’en fit jamais partie. Non-seulement il n’a pas tiré les conséquences de ses principes, mais quand on les lui a présentées, il a refusé de les reconnaître. Passionné pour la philosophie, il la reléguait pourtant dans le domaine de la pure spéculation, et il puisait à une autre source les opinions et les sentimens qui dirigeaient sa conduite. On ne peut imputer la conduite politique de M. de Biran ni à sa propre philosophie, ni à celle de l’école éclectique. Le lien manque entre sa vie et ses doctrines, ou plutôt il n’a laissé subsister aucun lien entre sa vie intérieure et sa vie du monde.

Un homme de ce talent, qui fut député pendant quatorze ans, et pendant neuf ans membre du conseil d’état, l’ami de M. Royer-Collard et de M. Lainé, ne fut pas sans exercer une influence réelle, quoique secrète, sur les affaires du pays ; mais on est réduit aux conjectures sur le degré et le caractère de cette influence, car il porta dans la vie publique cette réserve et cette timidité qui faisaient le fonds de son caractère et qui l’ont toujours empêché de se mettre en