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LA SIBÉRIE SEPTENTRIONALE.

tique, mais le sous-officier qui nous accompagnait me dit qu’ils ne s’exprimaient ainsi que pour flatter l’esprit de la montagne et le mettre en bonne humeur. »

Les collines, les vallées, que M. Wrangel traverse dans sa lente excursion, sont occupées par la tribu des Jakutes. Quand on interroge les vieillards de cette tribu sur leur origine, ils racontent qu’un Tartare, nommé Sachalar, ayant quitté son pays, s’arrêta sur les rives du Lena et épousa une femme de la race tunguse. De ce mariage provinrent les Jakutes, qui, pour conserver le nom de leur lointain aïeul, s’appellent encore Sachalares.

Les Jakutes sont un peuple de bergers. Les chevaux et les bestiaux forment leur principale richesse et leur ressource habituelle. Ils retirent en outre un assez grand produit des animaux qui habitent leurs immenses forêts, et dont ils vendent les fourrures aux Russes. Ils ont une sorte de passion innée pour la chasse et y déploient une rare dextérité. Habitués dès leur enfance aux privations de tout genre, ils acceptent, avec une fermeté sans égale, les souffrances auxquelles les condamne leur rude climat. Le froid le plus cruel les émeut à peine, et ils supportent la faim avec un courage incroyable.

Leur nourriture se compose de lait de vache et de jument, de chair de bœuf et de cheval, qu’ils font bouillir. Ils ne connaissent ni viande rôtie, ni pain. La graisse est pour eux une friandise : ils la mangent crue ou fondue, fraîche ou rance ; peu leur importent le goût et l’odeur, pourvu qu’ils en aient en quantité. Leur palais ne connaît point les délicatesses gastronomiques du monde civilisé, et la Physiologie de M. Brillat-Savarin, avec ses raffinemens culinaires, n’éveillerait parmi eux qu’un profond dédain. Après la graisse, un des mets qu’ils recherchent le plus est une espèce de bouillie composée d’écorce d’arbre pilée et mêlée de poisson, de lait et de farine. Ils font aussi avec le lait de vache un fromage aigre que M. Wrangel affirme n’être pas trop mauvais.

Les hommes et les femmes ont un goût passionné pour le tabac ; le plus fort, le plus âpre, est toujours celui qu’ils déclarent le meilleur. La fumée qu’ils avalent les jette dans un étourdissement semblable à l’ivresse, et quelquefois dans un état de surexcitation et de colère assez dangereux. Si le tabac ne suffit pas pour leur procurer cet enivrement qui fait leur bonheur, ils ont recours à l’eau-de-vie. Les marchands russes connaissent bien le faible des pauvres Jakutes, et, lorsqu’ils viennent leur demander des fourrures, ils ont grand soin de se munir de tabac et d’eau-de-vie.