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tention poétique se laisse entrevoir ; ainsi je citerai au second acte, indépendamment de la couleur vénitienne ou plutôt romantique, fort ingénieusement puisée aux sources de Rossini et de Shakespeare, la scène où Mocenigo s’introduit dans l’appartement de Catarina et vient froidement révéler les instructions menaçantes du conseil des dix : cette scène rapide, imprévue, terrible, qui remue la situation de fond en comble, et, de mélancolique et paisible qu’elle était, la fait tout à coup lugubre et violente, cette scène-là serait belle même autre part, même dans un drame. Avouons aussi que le musicien en a compris admirablement le caractère, et qu’il y a toute une commotion dans cet effet d’orchestre, dans ce coup de tonnerre éclatant sur les dernières paroles de Mocenigo, lorsque le patricien, prêt à se retirer, laisse voir à Catarina Cornaro les assassins armés contre le fiancé qu’elle attend. J’aime aussi beaucoup le cinquième acte. L’agonie de ce jeune roi qu’un mal inconnu dévore est un spectacle touchant et plein de mélancolie et d’intérêt ; après tant de bruit, de fanfares et de tumulte, cette scène d’intérieur, de famille si l’on veut, vous attire et vous plaît, et ce que perdent les yeux, le cœur le gagne. Quand on a tout épuisé, les fleuves et les montagnes, les citadelles et les châteaux-forts, les jardins et les villes, on pourrait bien ne pas faire si mal d’aller chercher dans le cœur humain, dans la passion, l’élément d’un pittoresque nouveau. C’est par là que réussit le cinquième acte de la Reine de Chypre, qui devrait bien finir au quatuor et s’épargner ainsi ce dénouement militaire du genre de ceux qu’on affectionne au Cirque-Olympique. Terminer un opéra en cinq actes par une scène d’intérieur, finir sans Vésuve qui fume, sans orgues, sans cathédrale et sans procession, en vérité cela ne s’était jamais vu. L’auteur de la Reine de Chypre aura reculé le premier devant l’énormité de son innovation, et cherché à tout prix un moyen bien vulgaire pour se la faire pardonner. De là cette mêlée risible des Cypriotes et des Vénitiens s’évertuant à se pourfendre au bruit d’une musique de janissaires.

L’exécution de la Reine de Chypre, pour ce qui tient des rôles de Lusignan et de Gérard, confiés l’un à Barroilhet, l’autre à Duprez, est digne en tout point des meilleurs temps de l’Opéra. Ainsi que nous le disions tout à l’heure, ces deux voix rivales font assaut d’expression et de talent. Dans le duo déjà célèbre du second acte, Barroilhet l’emporte ; c’est pour lui que la salle entière se passionne. Sa voix, d’un timbre si flatteur et si dramatique, d’une vibration si profonde, d’un accent chaleureux, tout enfin, jusqu’aux circonstances, jusqu’à la disposition des parties, contribue à le servir dans cette lutte chevaleresque, dont il sort vainqueur. C’est lui qui le premier entame la belle phrase du cantabile, il en a les prémisses. Duprez a le désavantage de ne venir qu’après, de chanter devant un auditoire tout frémissant d’une impression profonde, et, pour comble de contre-temps, le musicien ne lui laisse pas terminer seul sa période ; sur les dernières mesures du ténor, le baryton rentre, la voix mordante et fière de Barroilhet revient comme pour prélever une dîme sur les applaudissemens recueillis par son rival. Quoi qu’il