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SAINT-ÉVREMOND.

il serait honteux de ne pas entrer dans le monde avec le dessein de faire sa fortune. Quand nous sommes sur le retour, la nature nous rappelle à nous, et, revenus des sentimens de l’ambition au désir de notre repos, nous trouvons qu’il est doux de vivre dans un pays où les lois mettent à couvert des volontés des hommes, et où, pour être sûrs de tout, nous n’ayons qu’à être sûrs de nous-mêmes. » Du reste, le pays qui avait servi d’asile à Descartes ne fut pas moins hospitalier pour Saint-Évremond. Sa réputation, qui recevait encore je ne sais quel lustre de sa disgrace, était alors dans tout son éclat. Ce qu’il y avait de plus distingué à La Haye se groupa autour de lui, comme on avait fait à Londres. Ministres, ambassadeurs, voyageurs illustres, sans compter les célébrités du pays, Vossius, Heinsius, Spinosa, recherchaient de toutes parts son commerce, et inclinaient volontiers leur supériorité d’hommes de science ou de grands seigneurs devant l’esprit et le sens de ce petit gentilhomme, écrivain par caprice et philosophe par instinct. Du nombre des plus empressés fut le comte de Lionne, le neveu du ministre de Louis XIV, qui, de retour en France, ne songea plus qu’à obtenir le rappel de Saint-Évremond. Mais il avait trop compté sur le crédit de son oncle. En vain fit-il jouer tous les ressorts en faveur de son protégé, en vain intéressa-t-il à sa cause Turenne lui-même et le tout-puissant Lauzun : le maître demeura inflexible, sans que rien expliquât en apparence cette obstination de rancune. Voltaire, qui se prétendait bien informé, en fait honneur à quelque mystérieuse histoire du genre de celle qui rendit Auguste sourd aux poétiques lamentations d’Ovide. Ce qu’il y a de plus probable, c’est qu’un secret instinct tenait le grand roi en garde haineuse contre cet esprit si dangereux de finesse et de liberté. L’homme qui s’accommodait si facilement du régime d’une république était un mauvais compagnon à donner aux courtisans de l’Œil-de-Bœuf.

Las de voir tous leurs efforts inutiles, les MM. de Lionne décidèrent enfin Saint-Évremond à leur écrire une lettre destinée à être montrée au roi, et, pour leur complaire, le satirique gentilhomme fit violence à sa nature jusqu’à descendre à la servilité. « Les ordres du roi, dit-il en finissant, ne trouvent aucun sentiment dans mon ame qui ne les prévienne par inclination, ou ne s’y soumette sans contrainte, par devoir. Quelque rigueur que j’éprouve, je cherche la consolation de mes maux dans le bonheur de celui qui les fait naître. J’adoucis la dureté de ma condition par la félicité de la sienne, et rien ne sauroit me