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FRANÇOUNETTO.

geur, qui doit être, dit-il, un régent de collége, se permet d’en parler légèrement ; une dame le défend ; il est reconnu ; tous les voyageurs rient de l’aventure ; lui-même en rit si bien, qu’il oublie son rendez-vous, et il arrive jusqu’à Marmande, où tout le monde se moque de lui. Furieux de s’être ainsi joué lui-même, il cherche à prendre sa revanche. On lui en fournit l’occasion ; il la saisit.

C’est ici le moment de dire que Jasmin ne se contente pas de bien faire les vers ; il les récite encore mieux qu’il ne les fait ; c’est sous ce rapport un véritable rhapsode. Il n’y a pas de bonne fête aux environs d’Agen, et même à vingt lieues à la ronde, que Jasmin n’y soit invité. Quand son arrivée est annoncée quelque part, on accourt de tous côtés pour l’entendre. Depuis près de vingt ans, il ne se lasse pas de redire, et on ne se lasse pas d’admirer les mêmes vers, car il produit peu, et son bagage poétique ne s’accroît guère que d’une ou deux pièces par an. Mais comme il renouvelle ses plus anciennes poésies par la verve toujours vivante de son débit ! comme il les joue ! comme il les mime ! comme il les cadence ! comme il en rend les moindres intentions, les délicatesses les plus subtiles et les plus exquises ! Sa physionomie est incroyablement mobile, son geste naturellement expressif, sa voix souple et sa prononciation agile comme celle des bons auteurs italiens. Il est pleureur, il est bouffon, il est sublime, il est naïf ; c’est un grand artiste. Je ne connais que Lablache qui lui ressemble, et ce n’est pas étonnant ; du Gascon au Napolitain il n’y a que la main.

On devine donc quelle fut sa vengeance. Les voyageurs arrivés avec lui à Marmande attendaient le départ du bateau à vapeur pour Bordeaux. On lui propose de dire des vers pour passer le temps ; il y consent. Peu à peu le charme s’empare de ses auditeurs, même de ceux qui l’avaient critiqué sans le connaître. Il est vrai qu’il y met tout son art, tout son esprit, toute sa verve. On lui demande toujours de nouveaux vers ; toujours il en donne. Les heures s’envolent, les lumières s’éteignent, la nuit entière se passe dans l’enchantement, et quand on se souvient pour la première fois du bateau à vapeur, on apprend qu’il est parti depuis une heure. C’est alors au tour de Jasmin de se moquer de ses compagnons d’infortune, et il n’y manque pas. Le comédien de tout à l’heure redevient le poète satirique, et Dieu sait quelles épigrammes peut imaginer en pareil cas la malice gasconne ! Toute cette petite mystification est racontée avec un esprit infini ; et n’est-ce pas là, dites-moi, une manière charmante d’attraper les gens, et qui sent bien