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vis comme flotter une figure blanche. — C’est le perruquier de la ville, me dit mon compagnon.

« Le long des maisons croissait l’herbe ; des papillons, des oiseaux d’or, des hannetons voltigeaient dans ses rues pleines de soleil, et tantôt se posaient sur le toit des maisons, tantôt sur cette herbe qui croissait à terre et qui était merveilleuse à voir.

« — Pour peu que nous restions ici une heure, me dit mon compagnon, nous avons chance d’apercevoir un citadin. Et tenez, là-bas, vers la dernière maison, il me semble déjà voir poindre quelque chose.

« Je mis mes lunettes ; le citadin approchait ; c’était une étrange et épaisse machine, dont le souffle pénible couchait les herbes à la ronde et chassait du plus loin les petits oiseaux d’or de leurs tiges fleuries.

« — Vous voyez devant vous l’entrepreneur des puits, me dit mon compagnon.

« Notre homme s’arrêta un moment pour prendre haleine, tira de son sac un papier qui enveloppait une oie rôtie dont il dévora les deux ailes, puis se remit en mouvement.

« — Cet homme, car en réalité c’en est un, poursuivit mon compagnon, a l’habitude de commander à dîner pour sept et d’arriver ensuite sans ses hôtes, de sorte qu’il engloutit à lui seul huit portions. Mais tenez, en voici venir un autre. — Et j’aperçus alors une espèce d’escogriffe long et sec, avec une coiffure qu’on eût dite de porcelaine, du reste élégamment vêtu, et qui remontait la rue ventre à terre. Je l’observai de plus près. Sa tête se trouvait dans une telle position, qu’il avait le menton juste devant les yeux. Le bras droit appuyé sur les reins, et la main armée d’un fouet, il arrondissait son bras gauche et semblait suer sang et eau pour contenir une force invisible. Il avait des bottes et des éperons, et, tout en agitant son fouet en arrière, s’écriait chemin faisant : En avant ! Blaufuchs, en avant !

« Cet homme, reprit mon compagnon, est le plus furieux amateur d’équitation que j’aie jamais vu. La manie des chevaux lui a coûté son patrimoine ; et, maintenant qu’il n’a plus de quoi se fournir de monture, il chevauche à pied pour n’en point perdre l’habitude, et parcourt ainsi tous les jours la ville au galop et du plus grand sang-froid.

« Nous demeurâmes encore près d’une demi-heure, pendant laquelle ame qui vive ne m’aborda ; çà et là seulement je voyais par intervalles glisser et flotter au bout d’une longue rue quelque apparition incertaine, à moitié perdue dans les vapeurs de l’horizon. »

À la mort de son père, contraint par l’enchaînement des circonstances à se livrer au commerce, Justin Kerner entra bien malgré lui, on le devine, dans une fabrique de toiles à Ludwigsburg ; pauvre poète réservé comme tant d’autres aux tribulations de la vie réelle, chaste et naïf amant de la plus éthérée des muses, jeté sitôt l’en-