Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 30.djvu/1007

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
1001
STATISTIQUE LITTÉRAIRE.

encore nous avons rencontré ces sentimens extrêmes, incohérens, qui n’aboutissent qu’au ridicule par l’exagération, et les cent deux volumes de poésies édités en onze ans par nos muses en portent tous la trace.

Ainsi, la poésie a jailli de toutes les sources, du salon comme de l’atelier. L’épidémie a débordé sur toutes les classes de la société ; elle est descendue même jusqu’aux plus misérables. Le bagne et la guillotine ont eu leur poésie : On se souvient de Peytel et du Chant du Cygne de Lacenaire, de l’empressement du public à feuilleter ces pages teintes de sang, de l’empressement de certains écrivains à battre monnaie avec l’échafaud.

Eh bien ! je le demande maintenant, si le public a laissé passer, sans y prendre garde, tant d’odes, d’harmonies, de méditations, tant de poèmes sans couleur, sans chaleur, sans vérité, sans idées, sans style, le public a-t-il eu tort ? La poésie est-elle morte parce qu’on n’a pas lu les mauvais vers ? À qui la faute ? Et cependant tout le dédale humain a été parcouru. La muse est intervenue en toutes choses ; on a chanté le scepticisme, la foi, la paix, la guerre, le passé, l’avenir, les grands hommes et les scélérats, l’émeute, la royauté, la république. Comme Dante, la poésie a sondé les profondeurs de l’abîme, elle est montée, comme lui, jusqu’aux sphères lumineuses. Elle s’est inspirée de la Grèce antique et de la Grèce moderne, de l’Angleterre et de l’Allemagne, des soleils et des brouillards, des questions éternelles qui font rêver les penseurs de tous les âges, des questions transitoires qui tourmentent tour à tour les générations dans leur succession rapide. La poésie est devenue, en quelque sorte, encyclopédique, et le secret de sa faiblesse est peut-être dans cette dispersion. Non, la poésie n’est pas morte chez un peuple qui compte dans sa pleïade Béranger, Hugo, Lamartine, Alfred de Musset, Sainte-Beuve, de Vigny, Delavigne ! Quel temps mieux que le nôtre pourrait butiner une fraîche et brillante anthologie ? Et cette indifférence, ce prosaïsme dont on a tant de fois accusé le public, ne seraient-ils pas une invention des médiocrités justement inconnues, qui calomnient le siècle parce que le siècle ne les achète pas ? Si les maîtres eux-mêmes, les rois de la muse, ont reçu quelquefois d’un public qui les admire un accueil réservé, n’est-ce pas aussi un peu leur faute ? Le public, dans ses sympathies même les plus vives, est souvent et justement sévère. Il sait que les vers ne s’écrivent pas du bout de la plume, qu’on ne découpe pas des strophes à l’emporte-pièce, et que la poésie doit se tailler comme le diamant. Si parfois la poésie a été battue par la prose, c’est peut-être qu’elle avait tenté dans ses domaines des conquêtes hasardées ; si elle est restée impuissante, c’est qu’elle avait trop présumé de sa force et de son action ; c’est que, dans un siècle sceptique, elle s’est crue sans raison transportée aux époques primitives ; c’est qu’elle a oublié ce sage précepte, que la fantaisie n’a point de mission dogmatique, et que là où commence l’enseignement l’imagination n’a rien à faire. Enfin, si les plus grands eux-mêmes, les plus admirés, ont vu parfois manquer leur récolte, c’est que la docilité de l’instrument leur a été fatale ; c’est que, par