Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 30.djvu/1036

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
1030
REVUE DES DEUX MONDES.

jugement qui aurait fait honneur à la diplomatie européenne, sentait et avouait la faiblesse à laquelle la désunion de ses chefs avait réduit l’Afghanistan. Il disait à Burnes : « Je vois clairement que les desseins de la Perse sont malveillans ; que, par elle, la Russie se prépare à tenter sa fortune dans nos contrées comme l’Angleterre a fait dans l’Inde ; c’est notre faute, car la cour de Perse a découvert, par les révélations de Kamram, et malheureusement par les miennes et celles de mes frères, que ce pays est sans maîtres. » Puis, reprochant au gouvernement anglais de chercher à désunir les chefs au lieu de le prendre lui-même pour instrument de la restauration de la monarchie, il ajoutait avec un rare bon sens : « En nous séparant les uns des autres, vous neutraliserez la force de la nation afghane, et vous semez des germes de futures dissensions. Votre objet est d’empêcher le mal, vous empêcherez également le bien. »

Il y a dans l’attitude de l’émir et dans son langage une noblesse et une véritable dignité qui contrastent avec la dureté et la sécheresse de la conduite du gouvernement de l’Inde. Lorsqu’il reçut la lettre de lord Auckland, que nous venons de citer, et dans laquelle on semblait le considérer comme le vaincu du roi de Lahore quand il venait au contraire de lui faire subir une sanglante défaite, il dit à l’envoyé anglais : « Je crains bien que les Afghans, comme presque tous les malheureux, n’aient pas d’amis. J’ai mis mon tout entre les mains du gouvernement anglais ; si j’ai écrit à d’autres, j’atteste que je ne l’aurais pas fait si j’avais su qu’un agent dût venir à Caboul. Mais on me dit que je dois à Runjeet-Singh jusqu’à l’habit que je porte ; c’est ce que je ne puis admettre. On veut que je lui envoie des présens, à lui qui ne m’a jamais dompté ; c’est ce que je ne comprends pas. »

Le refus catégorique de lord Auckland avait tout-à-fait découragé l’émir. Se voyant serré de plus en plus entre les Sikhs, c’est-à-dire les Anglais, et entre la Perse, c’est-à-dire les Russes, il ne pouvait que choisir le péril le moins pressant. Il avait toujours craint qu’en appelant chez lui les Persans, il ne fût absorbé par eux, mais l’actif Vicovich s’attachait à calmer ses inquiétudes, et lui disait : « La Russie n’a point l’intention de permettre au shah d’aller au-delà de Hérat, car elle veut tenir la Perse en échec et l’empêcher de devenir trop puissante. L’émir et ses frères peuvent être assurés que l’expédition persane contre Hérat s’arrêtera là, et ne poussera pas plus loin. »

Le moment de se décider approchait. L’émir tenait conseil toutes