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On avait déjà publié, il y a quelque vingt ans, une première édition mutilée de la correspondance de Baillie ; cette édition nouvelle, infiniment plus complète, mérite le succès qu’elle obtient. On publie aussi un Recueil intéressant de lettres originales relatives à la même époque, quelques-unes de Cromwell, de Milton, de Charles Ier et de Charles II. En l’absence des grandes créations et des belles œuvres, vous avez de nombreux et intéressans mémoires, des anecdotes, controuvées quelquefois, piquantes toujours, sur les quatre parties du monde, des tableaux de mœurs colorés selon la situation ou la naissance du narrateur. Jusqu’au dernier souffle de sa vie commerciale et politique, l’Angleterre conservera ce caractère. Sa supériorité d’observatrice n’est pas un mérite : c’est pour elle une nécessité. Il faut qu’elle fasse jaillir dans toutes les directions le rayonnement aventureux de sa civilisation insulaire ; il faut qu’elle observe, qu’elle compare, qu’elle juge, qu’elle soit homme d’affaires et analyste, pour exister. On voit ce caractère se prononcer d’une manière profonde dès les premiers pas que fait la Grande-Bretagne dans la carrière littéraire : admirez de quels traits positifs et précis sont marqués tous les personnages que le vieux Chaucer met en mouvement dans ses Canterbury tales. L’homme de lettres, l’étudiant d’Oxford parle peu et d’une voix douce ; il médite, son œil rêve, tourné vers le ciel ; son regard est distrait et un peu farouche. Le moine a les mains jointes, la tête baissée, les yeux caves (the eyen stepe). Le meunier a le nez rouge et une verrue sur le bout de ce nez. Le marchand, le front couvert d’un feutre de Flandre, s’avance les mains dans ses poches. Le père abbé regarde sa manche, dont il a fait une pelotte à épingles pour les donner aux belles bourgeoises (fayre wives). Tous ces petits traits caractéristiques vous donnent une image nette et complète de chaque personnage, et vous croyez vous promener dans une galerie peinte par Holbein. C’est là précisément le mérite que l’on trouve chez l’Écossais Baillie. Le costume du roi, le sourcil de Cromwell, l’habit sale d’Ireton, il n’oublie rien. Il commente avec une extrême perspicacité gestes, paroles, actions de chaque personnage. Ses pages sont du Shakspeare brut et non encore travaillé. On aurait bien tort en effet de regarder Shakspeare comme un dramaturge ; c’est un historien philosophe. Les contemporains de Shakspeare ont si bien su dans quelle route marchait ce rival des Montaigne, des La Bruyère et des La Rochefoucault, que, peu de temps après sa mort, un contemporain parlait de lui en ces termes : « This author’s comedies are so framed to the life, that they serve for the most common