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n’était jamais venu à la Tuzelle, et les paroles ne devaient être données qu’après la première entrevue ; mais M. de Tuzel avait voulu éloigner d’abord sa seconde fille, dans la crainte des comparaisons. Adélaïde avait pourtant une beauté régulière, des yeux noirs, fiers et charmans. C’était la plus belle créature qu’on pût voir ; mais Cécile avait des cheveux blonds, des yeux d’un bleu mourant, et ressemblait à un ange.

Les deux sœurs n’eurent pas même la pensée de résister aux volontés de leur père ; elles allèrent s’enfermer dans leur chambre pour pleurer tout à leur aise. — Que je suis à plaindre ! dit Adélaïde ; quel malheur d’épouser un homme qu’on ne saurait aimer ! — Cela vaut encore mieux que d’entrer au couvent, s’écria Cécile tout en larmes. Ah ! ma sœur, que vous êtes heureuse d’être l’aînée !

Le surlendemain, M. de Tuzel conduisit ses filles à la ville. Adélaïde accompagna sa sœur jusqu’à la porte du couvent. Quand il fallut se séparer, elles se jetèrent dans les bras l’une de l’autre ; Cécile, suffoquée par ses sanglots, était près de s’évanouir.

— Oh ! ma sœur ! ma sœur ! répétait-elle tout bas, j’en mourrai !

Alors une pensée soudaine vint à l’esprit d’Adélaïde, elle considéra le désespoir de Cécile et sa propre situation ; elle songea à Sébastien Godefroi, et sa résolution fut prise.

— Allez, allez sans crainte, ma sœur, dit-elle en étreignant Cécile avec un mouvement indicible de tendresse, de douleur et d’énergique volonté ; vous ne resterez pas long-temps dans cette maison : demain, c’est vous qui serez l’aînée.

En effet, la même nuit, Adélaïde de Tuzel partit avec Sébastien Godefroi.

Les deux amans arrivèrent le lendemain à Avignon. Une fois en terre papale, ils étaient à l’abri de toute poursuite. Quelques jours plus tard ils se marièrent. Godefroi était intelligent, ambitieux ; il alla tenter fortune à Paris, et devint en peu d’années un des plus riches financiers de l’époque. Cécile épousa l’homme auquel sa sœur avait été destinée. Ce mariage consola M. de Tuzel de ce qu’il appelait la honteuse mésalliance de sa fille aînée. Le vieux gentilhomme ne pardonna jamais à Mme Godefroi, qui demeura brouillée avec toute sa famille. La marquise seule lui écrivait en secret. Cela dura ainsi trente ans. Pendant ce laps de temps, la première indignation s’était un peu apaisée, et, quelques années après la mort de M. de Tuzel, le marquis de Blanquefort avait permis à sa femme de recevoir Mme Godefroi, lui-même avait annoncé qu’il viendrait à la Tuzelle saluer sa belle-sœur.