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LE CHEVALIER DE TRÉFLEUR.

dez à qui appartiennent cette terrasse, ce pavillon et ces grands arbres, on vous répond : — C’est le jardin du docteur *** qui a fondé dans ce magnifique emplacement une maison de santé des mieux tenues. — Alors ces profondeurs verdoyantes vous paraissent cent fois plus affreuses que si elles renfermaient des tigres ou des panthères comme les forêts de l’Amérique ; elles cachent des ombres hideuses, tout un pâle troupeau de créatures effrayantes à voir, des êtres dont les organes ou l’intelligence sont fermés aux saines exhalaisons des bois et au langage touchant et fort de la nature. Vous rappelez bien vite vos pensées, dont l’essaim joyeux courait déjà à travers les allées du parc, vous avez peur qu’elles ne s’y soient souillées et qu’elles ne reviennent avec une odeur morbide : du moins toutes ces impressions sont celles que je ressentis le jour où l’on m’apprit que cette belle maison, qui est à Coblentz, au coin de la rue Zollstrasse, était la maison de santé du docteur Bagrobact.

Quel triste voisinage c’était pour la maison du conseiller Bosmann, dont le riant jardin, cultivé avec tant de soin et d’élégance, était contigu à celui du docteur ! Comment s’imaginer que Mlle Marguerite, sa fille, qui poussait un cri quand, en portant son couteau doré sur la peau veloutée d’une pêche, elle en voyait sortir un insecte noir, qui reculait d’horreur à l’aspect d’un bossu, qui faisait un circuit en allant à l’église pour ne point passer devant la boutique saignante de maître Raff le boucher, enfin qui avait pour ce qui est malsain et mal fait l’horreur de tous les enfans privilégiés de la nature, pût s’accoutumer à sentir près de ses pas, séparés d’elle seulement par un mur couvert de lierre et de mousse, des êtres malheureux et maudits, condamnés dans cette vie au supplice d’un enfer invisible, en un mot des fous ! Car la maison du docteur Bagrobact était un hospice pour les aliénés. Marguerite avait fini par s’y habituer cependant, et cet odieux voisinage ne l’empêchait pas d’aller faire le soir des promenades solitaires sur la terrasse du bout du jardin, malgré son père qui lui disait : — Gretchen, ma chère Gretchen, tu restes toujours trop tard à l’humidité ; ce n’est pas une heure pour sortir que celle où les belles de nuit s’entr’ouvrent : au moins, je t’en supplie, laisse là ces petites pantoufles de satin qui seront bien vite traversées par la rosée. Dis à Marthe de te donner tes souliers doublés, ceux que tu voulais rendre au digne cordonnier Schnaps, parce qu’ils te faisaient un trop grand pied, mais que j’ai voulu te faire garder pour les mauvais temps de l’automne.

Marguerite laissait l’honnête conseiller appeler Marthe et cher-