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LE CHEVALIER DE TRÉFLEUR.

des phrases nuageuses, quelques phrases nettes et précises indiquaient les moyens qu’on emploierait pour se rencontrer. Quoique la passion conservât toujours la même chasteté, c’était surtout quand on arrivait aux lettres les plus récentes que l’on voyait l’existence réelle occuper une plus grande place. Le désir impérieux de puiser dans leurs regards, sans le secours des mots, les rêveries qu’ils versaient sur le papier s’emparait de jour en jour des deux amans avec plus de force. La position étrange de celui qu’elle aimait rendait tout espoir d’une union ordinaire impossible pour la jeune fille ; voilà donc ce qui avait été imaginé par le couple amoureux pour goûter sur cette terre autant de bonheur qu’il nous est permis d’en espérer. Robert ne demanderait pas au conseiller la main de Marguerite ; car, si elle lui était accordée, il y aurait pour l’ame bien-aimée des instans d’une jalousie bizarre et terrible quand il faudrait qu’elle cédât à d’autres ames un corps destiné à reposer sur une couche nuptiale. On éviterait cette situation cruelle par un mariage clandestin. Les trois ames rentraient tour à tour dans une complète insensibilité pendant tout le temps que durait leur absence du corps ; elles n’apprenaient que par les lieux où elles se réveillaient en revenant à la vie, par des circonstances inattendues, par des indiscrétions, par des récits, tout ce qui s’était passé durant leur sommeil. Ainsi donc, si le secret du mariage était bien gardé, Robert Wramp pourrait serrer sur son cœur sa chère Marguerite sans associer Tréfleur et Maldech à ses droits d’époux. Ce projet, qui avait été longuement médité par les deux amans, allait s’accomplir au moment de la rencontre du pré de Mulfen. Toutes les dernières lettres de Marguerite en parlaient ; c’était là ce qui leur donnait un intérêt romanesque pour l’imagination désœuvrée du chevalier de Tréfleur. Les gens sensés savent se résoudre à brûler ces gages précieux qui vous rappellent tant d’émotions heureuses ; il en est qui conservent au contraire comme une source de jouissances indicibles le billet de trois lignes qu’on vous a donné dans un bouquet, celui qui est tombé d’un balcon, en un mot tous ces chers chiffons de papier, si doux au cœur, si doux aux lèvres, qu’on a tant désirés et tant baisés. Robert Wramp était du nombre de ces imprudens. Parmi les épîtres de Marguerite, il y avait un petit billet qui avait dû tomber sur un gazon humide de la rosée du matin ou de celle du soir, car des taches de verdure rendaient certains mots presque illisibles. Voici les quelques lignes qu’il contenait. « Ce sera samedi soir, mon bien-aimé, samedi soir, à la grille verte, à onze heures. — Amène une voiture