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LE CHEVALIER DE TRÉFLEUR.

devenait poignante ; il y avait des momens où elle craignait de ne plus pouvoir cacher les battemens de son cœur. Quand onze heures sonnèrent à la pendule du grand salon, il y eut parmi les conviés une tentative de départ. Marguerite demanda en grace qu’on dansât encore ; elle avait décidé qu’elle partirait à minuit, et rien ne pouvait la faire changer d’avis. Le chevalier de Tréfleur se résigna en plaisantant fort agréablement sur l’avenir que semblait lui promettre cette obstination si énergiquement manifestée dès le premier jour de son mariage. Mais, après une dernière contredanse, les invités et le père de Marguerite se joignirent à son époux pour la déterminer à partir. Il y avait dans la cour un cabriolet découvert d’une forme élégante, que le chevalier devait conduire lui-même. Gretchen se décida à y prendre place auprès de son mari. Il était minuit moins un quart. La légère voiture se mit à rouler sur les boulevarts de Coblentz. La nuit était superbe. Quand on arriva sur la route, Marguerite eut un moment d’éblouissement en voyant le vaste horizon qui se reculait autour d’elle, à droite les nappes argentées du Rhin, à gauche les bois, les montagnes et les champs. En cet instant, à travers l’espace, elle entendit des sons qui s’échappaient lentement d’un clocher situé à une des extrémités de la ville. C’était la vibration lointaine des douze coups de minuit. La jeune fille se mit à trembler de tous les frissons qui peuvent pénétrer dans une ame humaine, frissons d’amour, d’attente et de terreur. Quel trésor de joies ineffables, ou quelle horrible torture lui apportait cette heure dont le vol traversait l’air limpide et les plaines silencieuses ? Au moment où le douzième coup retentit, les deux lèvres de celui qui était placé à côté d’elle se posèrent sur son front, et, avec un tressaillement de bonheur que les mots d’aucune langue ne pourraient rendre, elle sentit, par une divination soudaine, la caresse et pour ainsi dire la pression de l’ame désirée. Quand toutes les fleurs endormies dans les gazons, toutes les fauvettes endormies dans les arbres, toutes les brises du ciel, tous les murmures des forêts et des eaux, quand toutes les voix et tous les parfums de la nature auraient confondu leurs charmes, ces enchantemens n’auraient pas fait pénétrer dans son être plus d’exaltation et d’ivresse que ce baiser.

X.

Une terrasse baignée par un fleuve, et quel fleuve ! le Rhin, le Rhin sacré ; un beau ciel où sourit le matin, où se joue un vent frais