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malades. Mais ce n’était pas tout que de leur faire des ordonnances, il fallait qu’on pût les exécuter, et je fus d’abord embarrassé. S’il y a des cabaretiers à Chausey, on n’y trouve pas encore de pharmaciens. Heureusement que la flore de l’île vint à mon secours et me fournit les principaux élémens de ma matière médicale. Grace à la mauve, qui croît en abondance dans tout l’archipel, je ne manquai ni de cataplasmes ni de tisanes émollientes ; la racine de patience, la bourrache, la menthe poivrée et le serpolet me servirent de médicamens toniques, sudorifiques et stimulans. Quand il fallut avoir recours à des moyens plus réellement pharmaceutiques, on les fit venir de la terre ferme. Je pus ainsi, pendant mon séjour, être réellement utile à ces braves gens, et mes soins me valurent toute leur affection. Aussi, le dimanche soir, quand leurs sentimens pour moi avaient été réchauffés par quelques libations, il n’aurait pas fallu venir me chercher querelle ; l’île entière se serait levée comme un seul homme pour défendre M. le docteur.

Mais ce n’était ni de la statistique ni de la médecine que je venais faire à Chausey. La mer, voilà quel était le but de mon voyage. Je venais lui demander quelques-uns des secrets enfouis le long de ses grèves ou cachés sous ses flots. La création marine ne ressemble en rien à celle qui frappe nos yeux dans l’intérieur des continens, et nos ruisseaux, nos étangs comme nos plus larges fleuves, ne sauraient en donner une idée. À côté des monstres gigantesques que l’homme va dompter jusqu’au milieu de ses abîmes sans fond, à côté de ces productions innombrables qui viennent alimenter notre luxe ou flatter notre sensualité, et dont l’enfance elle-même connaît pour ainsi dire l’histoire, se trouvent des populations bien autrement curieuses peut-être, et dont on ignore généralement l’existence. Pour les observer, il n’est besoin ni des expéditions, périlleuses qu’entraîne la pêche de la baleine ou de la morue, ni des immenses filets où se prennent les thons, les harengs, les maquereaux et cent autres poissons, ni de la drague pesante qui racle le fond de la mer pour en arracher ces milliers d’huîtres servies chaque jour sur nos tables ; le simple casier de nos pêcheurs de homards n’est même pas nécessaire. Non ; allez tout simplement vous promener le long de ces rivages que la mer vient d’abandonner. Un œil indifférent ou distrait n’y verrait que du sable, de la vase, des pierres. Mais baissez-vous, regardez à vos pieds, et partout la vie éclatera pour ainsi dire à vos regards en myriades d’êtres aux formes bizarres, à la nature ambiguë. Ce sont des corps organisés semblables à des pierres, des pierres qu’on