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pensée que je ne puis envisager : ma mère est malade ; aujourd’hui je ne l’ai pas vue, et subitement j’ai ressenti au fond de mon cœur comme un grand effroi. Pour la première fois de ma vie j’ai pensé à la mort.

— Taisez-vous donc, monsieur, s’écria la Babeau, que les larmes gagnaient aussi ; Mme la marquise est jeune, elle n’a pas cinquante ans : est-ce qu’on meurt à cet âge-là ? J’ai trente ans de plus qu’elle, et je compte que Dieu ne me prendra pas encore.

— Elle a raison ; vous vous affligez sans motif, ajouta Mme Godefroi en affectant une sécurité qu’elle n’avait peut-être pas ; votre mère est souffrante, mais il n’y a pas le moindre danger à craindre. Allons, enfant, séchez vos yeux et n’ayez plus de chagrin.

Ces paroles rassurèrent complètement Estève. Comme tous ceux qui en sont à leurs premiers chagrins, il pouvait être aisément consolé. Un instant encore il demeura silencieux, agité, tremblant, sous le coup des impressions violentes qui venaient de l’assaillir. Son ame avait passé d’une douleur excessive à un vif sentiment d’espoir et de joie, et on voyait encore en lui comme les oscillations d’un ébranlement intérieur tel qu’il n’en avait jamais éprouvé ; mais enfin tous ces troubles s’apaisèrent, et la tranquillité revint dans son cœur soulagé.

— Oh ! mon Dieu, dit-il avec un profond soupir, mon Dieu ! que je suis heureux d’être délivré de ces angoisses ! C’est le mauvais esprit qui me les avait envoyées pour m’abattre et me tenter.

— Vous tenter ! s’écria Mme Godefroi d’un air d’indulgente raillerie ; mais c’est absurde, ce que vous dites là, mon enfant ! À quelle faute, à quelle tentation le démon peut-il vous induire en vous désespérant par la prévision d’un si grand malheur ?

— À la plus grande de toutes les fautes, répondit Estève ; au murmure, à la révolte contre la volonté de Dieu, qui m’aurait envoyé une telle affliction.

Mme Godefroi hocha la tête et considéra en silence cet enfant, dans la voix duquel vibrait encore une sourde émotion. Elle était effrayée de ce qu’elle venait de découvrir en lui de puissance pour aimer et d’énergie pour souffrir.

— Ah ! pauvre petit, pensa-t-elle, l’abbé Girou a beau faire, tu as trop de cœur pour être jamais un bon moine.

Un moment après, le premier coup de l’Angélus avertit Estève que l’abbé l’attendait à la chapelle. Il s’éloigna. Mme Godefroi retint la Babeau, qui s’en allait aussi.