Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 30.djvu/39

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
33
LE DERNIER OBLAT.

— Ma bonne Babeau, lui dit-elle en la faisant asseoir à son côté, sais-tu que tu dois avoir bien des choses à me raconter ? Il s’est passé tant d’évènemens dans la famille depuis que nous ne nous sommes vues !

La Babeau fit tristement un signe affirmatif.

— Il s’est passé peut-être bien des malheurs, des malheurs que j’ai ignorés, reprit Mme Godefroi. Ma sœur n’a pas été heureuse avec M. de Blanquefort ; il l’a bien délaissée ; depuis long-temps il ne l’aime plus.

— Il la hait et il voudrait la voir morte, répondit sourdement la Babeau.

— Ceci dépasse tout ce que j’avais soupçonné, murmura Mme Godefroi consternée. Comment une femme si douce, si vertueuse, si parfaite, a-t-elle pu inspirer de tels ressentimens ? Peut-être est-ce une injuste jalousie qui a animé contre elle son mari ?

— Non, madame, non. Eh ! de qui donc aurait-il pu être jaloux, bonne sainte Vierge ? De son ombre ? Mme la marquise est une de ces femmes sur lesquelles il ne peut pas y avoir un soupçon.

— Mais alors quelle est la cause de cette haine ?

— La cause ! qui le croirait, qui oserait le penser sans l’avoir vu de ses yeux ? s’écria la vieille servante avec une indignation qui, long-temps comprimée, éclatait tout à coup et comme malgré elle. La cause ! c’est ce pauvre innocent que Mme la marquise a mis au monde pour son malheur ! Dieu me garde de manquer au respect que je dois à mon maître ; mais, puisque vous me demandez la vérité, il faut la dire : M. le marquis est un mauvais père. Il ne voulait qu’un héritier, et, quand cet enfant est venu au monde, il l’a maudit ; j’en suis sûre, je l’ai entendu.

— Est-il possible qu’un sordide et misérable orgueil ait ainsi étouffé en lui tous les sentimens de tendresse et de justice ! Est-il possible qu’il ait osé manifester cette haine abominable contre son propre sang !

— Non, non, madame, il n’a rien manifesté aux yeux du monde : le respect humain, qui est toute sa loi, l’a retenu ; mais, quand les portes étaient fermées, dans la chambre de Mme la marquise, où j’étais seule avec elle, quels emportemens ! quelles malédictions ! que de pleurs ! que d’angoisses ! À force de mauvais traitemens, de secrètes injures, d’horribles menaces, il a chassé de chez lui la mère et l’enfant. Mme la marquise est venue se réfugier ici, et alors elle a été tranquille.