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LE DERNIER OBLAT.

du couvent, que vous demeurez loin d’ici, dans une grande ville ou bien dans quelque jolie maison de campagne, au milieu d’un beau pays ; il faut vous figurer que vous y êtes maître de votre temps, de vos actions, libre enfin.

— Et seul ? demanda Estève.

— Oui, pour long-temps du moins.

— Eh bien ! alors, j’aimerais mieux rester ici, répondit-il vivement ; oui, quand même je n’aurais pas en vue la crainte de Dieu et mon salut éternel, je resterais. Ici j’ai trouvé un père indulgent et tendre, des frères unis par la charité, par le saint amour ; ici j’ai une nouvelle famille selon Dieu, dont il ne faudra pas me séparer.

À ces mots, au souvenir des déchiremens qu’il avait éprouvés naguère dans une autre séparation plus cruelle, ses yeux s’emplirent de larmes. Après un moment de silence, il ajouta : — Du moins je ne serai pas obligé de quitter cette nouvelle famille, comme j’ai quitté ma pauvre mère ; je pourrai vivre près de ceux que je me suis habitué à aimer et qui m’aiment aussi.

— Pauvre ame abusée ! pensa Mme Godefroi.

Elle n’osa poursuivre l’hypothèse devant laquelle Estève venait de reculer presque avec effroi. Ses intentions restèrent les mêmes, mais elle résolut d’attendre, pour les faire connaître, que la seconde année d’épreuve fût écoulée, et qu’Estève fût près de prononcer ses vœux. Selon la recommandation du père-maître, le jeune novice s’empressa de faire visiter l’église à Mme Godefroi ; ils y entrèrent par la porte de la grande nef, après une promenade autour de l’abbaye. La vieille dame eut grand’peine à fléchir le genou sur les parvis sacrés ; pour rien au monde, elle n’eût fait acte de dévotion, car elle se le serait reproché comme une faiblesse, une manifestation hypocrite ; elle se borna donc à une espèce de génuflexion, et, tirant bravement ses lunettes, elle se mit à regarder les tableaux qui ornaient la nef principale, tandis qu’Estève, prosterné devant la grille du chœur, faisait une courte oraison.

L’esprit d’examen et de critique, le scepticisme amer de l’école philosophique du dernier siècle, n’avaient point altéré la bonté d’ame, les généreuses qualités de Mme Godefroi, mais ils avaient complètement détruit en elle le sentiment poétique. Elle ne se recueillit pas, saisie d’une mélancolique admiration, en entrant dans la vieille église de Châalis ; elle n’éprouva aucune émotion à l’aspect de ces bannières, de ces trophées saints ou guerriers, de ces tombeaux, de toute cette poussière des temps passés éparse sous ses yeux ; au