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Pendant cette sortie, le père-maître hochait la tête en signe d’assentiment. Ses idées étaient les mêmes au fond, mais il ne les formulait pas avec tant de passion, et même dans ces questions irritantes il apportait la tolérance et la modération de son caractère.

— Mon révérend père, dit-il, ce n’est pas la vocation du frère Estève qui doit vous donner de l’inquiétude ; cet enfant sera pour la communauté un exemple d’édification ; il n’a pas chancelé un seul instant pendant cette première année d’épreuve. Je reconnais en lui des signes qui ne m’ont jamais trompé : il est à nous pour toujours.

— Dieu le veuille pour son salut et pour l’édification du prochain ! Mais vous savez, mon père, que jusqu’au dernier moment la vocation des novices est en péril. Parfois un seul mot a changé les meilleures dispositions et rejeté dans les voies du monde des ames que nous avions cru sauvées. Il ne faudrait peut-être, pour perdre celle de notre jeune novice, qu’une seconde visite de cette femme, de cette parente qui m’a tout l’air d’un esprit fort, d’une personne sans dévotion et sans foi.

— Lorsqu’elle reviendra, mon révérend père, le frère Estève sera près de prononcer ses vœux, elle n’attendrait pas ainsi le dernier moment pour le détourner de sa vocation, pour tenter de le ramener au monde.

— À ce dernier moment qui sait ce qu’elle oserait ? murmura le prieur poursuivi par un vague sentiment de défiance. Enfin laissons aller les choses, il n’y a pas de péril à présent ; quand il en sera temps, j’aviserai.

Cette seconde année d’épreuve s’écoula pour Estève encore plus rapidement que la première. Son esprit et son ame s’étaient comme assoupis dans l’éternelle monotonie de la vie claustrale. Sa piété était plus calme, des rêveries moins ardentes préoccupaient son imagination ; il était tombé dans une quiétude mélancolique, dans une sorte d’apathie sereine et douce. À mesure que ses facultés morales s’engourdissaient ainsi, un développement physique très remarquable s’opérait en lui ; le frêle adolescent devenait un homme, un homme qui fut bientôt dans tout l’éclat de la force, de la grace, de la beauté virile. Dans le monde, de tels avantages eussent peut-être inspiré à Estève quelque vanité ; mais dans le cloître il dut ne pas s’en apercevoir, personne n’eut la vaine et frivole pensée de l’y faire songer ; seulement les novices, frappés de l’élégance, de la fierté de ses traits, le surnommèrent l’archange saint Michel.

Les jours s’étaient accumulés semblables à un seul jour ; la seconde année allait finir ; on était à la veille de Notre-Dame de septembre.