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LE DERNIER OBLAT.

— Oh ! mon père ! murmura Estève en montrant d’un geste énergique la tête de mort et les lugubres emblèmes qui décoraient la cellule.

— N’est-ce que cela ? reprit le père-maître avec une douceur indulgente ; mon cher fils, je ne pensais pas que vous y prissiez garde : quoi ! vous avez eu peur !

— Peur de la mort ? non, mon père, répondit Estève avec une sourde exaltation ; au contraire, j’ai eu peur de la vie, de la vie telle qu’elle s’écoule dans cette cellule. Toute mon ame s’est révoltée contre les mortifications que je dois pratiquer pendant ma retraite. Ah ! pour supporter l’isolement, la solitude, il faut être un saint.

— Ou un moine abruti par l’oisiveté d’esprit et de corps, murmura le père Bruno ; allez, mon fils, je conçois vos répugnances, et je ferai tout ce qui dépendra de moi pour vous soulager pendant cette dernière épreuve. D’abord, je vais reculer les limites de votre séjour ; vous serez libre de sortir, de descendre et de vous promener, pourvu que vous ne dépassiez pas l’entrée du troisième cloître ; toute cette partie du monastère est inhabitée, et je puis rigoureusement en concéder la jouissance aux novices en retraite. Quand vous aurez plus d’espace autour de vous, votre réclusion vous paraîtra moins pénible. Ensuite je vous donnerai des livres.

— Ah ! mon père, avec des livres, il me semblera que je ne suis plus seul, s’écria Estève consolé.

— J’oublie près de vous le reste de mon troupeau, reprit gaiement le père-maître. Voilà la cloche du réfectoire qui sonne ; mes pauvres agneaux sont déjà réunis dans le petit cloître, et les yeux tournés vers la porte ils attendent impatiemment, car c’était aujourd’hui jour de jeûne pour toute la communauté. Il faut que je vous laisse, mon fils ; restez en paix !

Quelques instans après, un frère convers entra et déposa silencieusement sur la table des légumes cuits à l’eau, une belle assiette de fruits et un de ces pains bien blancs et à croûte dorée qu’on ne voyait guère alors que sur la table des moines et des gens riches. Estève toucha à peine à cette légère collation, et se mit tout habillé sur son lit d’anachorète pour attendre l’heure des matines.

À minuit, il se leva et descendit au chœur. Tandis qu’il traversait les bâtimens claustraux, il se souvint du trajet qu’il avait fait deux ans auparavant, par une nuit semblable, et du spectre qu’il avait rencontré dans le petit cloître. Personne ne lui avait donné l’explication de ce fait étrange, et il en était venu à penser que quelque père,