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DU ROMAN DANS L’EUROPE MODERNE.

qui, depuis un siècle, avaient irrité et dévasté l’Italie : « Manans illétrés et avilis, dit le Tasse, ou gentilshommes féroces ; petits, pauvres et laids, dont les jambes sont devenues cagneuses et le torse énorme à force de monter à cheval pour aller en guerre. » Un Italien, Balthasar Castiglione, ambassadeur en Angleterre, et son concitoyen Casa, formulaient à la même époque le code du savoir-vivre. L’un, dans son Homme de cour, l’autre dans son Galateo, se moquent singulièrement des gens du Nord, et surtout des Français, dont ils parlent à peu près comme on parlerait aujourd’hui des Hurons. Castiglione ne loue que le duc d’Angoulême, depuis François Ier, qui sans doute lui avait adressé quelque beau cadeau, et qui devait relever un jour, dit Castiglione, la gloire de la France. Il faut voir avec quelle subtile indifférence le courtisan du duc d’Urbin vous apprend, dans son traité, ce qu’il faut faire pour être bien en cour, comment on doit s’y prendre pour y réussir, comment toutes les diversités du caractère s’effacent devant le beau titre de cortegiano, qui répond à celui d’homme du monde, comme quoi enfin les bonnes manières sont tout. La fin d’une civilisation est toujours signalée par ce désir exorbitant de la bonne grace et de l’élégance. Si la naïve admiration des choses humaines berce les littératures et les peuples naissans, cette dépravation d’un goût faussé, que les peintres ont appelé le rococo, endort leur vieillesse frivole et désespérée. Quand on voit à côté des élégans conseils de Castiglione les efforts burlesques de Berni et les froideurs amères de Machiavel, il faut dire : L’Italie s’en va. Aussi s’en allait-elle. Castiglione considère les hommes comme parfaitement égaux de caractère ; il détruit les aspérités et les diversités, les nuances et les passions humaines ; il ne s’occupe qu’à raffiner la morale, qui s’évapore en politesse.

La lecture de la table des matières de Castiglione suffit à montrer comment un pays qui se meurt juge les questions de la morale.

« Il ne doit pas y avoir, selon Castiglione, de différence entre les caractères, d’originalité tranchée entre les hommes ; tous, effacés et amollis, doivent se formuler d’après un type et un modèle unique, qui est le courtisan. »

Or ce courtisan, Castiglione lui fait la leçon, lui donne la loi, lui dit comment il doit se vêtir pour plaire, de quelle façon il doit commencer et achever la révérence, s’il doit faire la cour aux dames, s’il doit préférer une femme non mariée à une femme mariée, s’il peut mentir, à quel degré il peut mentir, s’il peut flatter le prince, si cette flatterie peut être mêlée de médisance. Puis, dans un chapitre spé-