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LE DERNIER OBLAT.

son front sur sa main blême et desséchée. Y a-t-il encore quelqu’un au monde qui se souvienne du comte de Baiville ?

Un triste silence suivit ces paroles. Les deux religieux, assis devant le foyer où il n’y avait plus que des cendres tièdes, étaient pensifs et immobiles. Dehors, le vent mugissait, et de larges ondées de pluie battaient les fenêtres du chauffoir. Tout à coup le chien qui sommeillait aux pieds du père Timothée se dressa en poussant un hurlement plaintif et prolongé. Estève frémit. — Mon père, dit-il, lorsqu’un chien fait entendre ce cri lamentable, c’est que quelqu’un va mourir… Certainement le père Bruno est plus mal… Je cours au quartier des novices.

— Je vous accompagne, dit le père Timothée.

Ils descendirent. Tandis qu’ils traversaient le grand cloître, la cloche de l’église sonna. — Ce sont les prières des agonisans, dit le vieillard ; combien de fois, grand Dieu ! j’ai entendu ces sons funèbres !

Quelques novices priaient, agenouillés dans leur dortoir, devant la cellule du père Bruno ; la porte était ouverte, et l’on voyait le mourant sur son lit, entouré de plusieurs frères convers. Il s’éteignait paisiblement, avec une physionomie sereine, comme il avait vécu.

Estève entra tremblant et suffoqué par ses sanglots. Le père Timothée resta dehors, appuyé contre le mur, les mains sous son scapulaire, et la tête couverte de son capuchon.

— Sa révérence le père Bruno semblait sommeiller, dit un des convers à Estève ; tout à coup il lui a pris une convulsion, et il est tombé en agonie. D’un moment à l’autre il peut passer. J’ai pris sur moi de faire avertir sa paternité.

Estève vint s’agenouiller près du lit ; il n’espérait pas que son vieil ami pût le voir ou l’entendre, et, prenant dans ses mains la main déjà froide qui pendait sur la couverture, il la couvrit de larmes. Mais le mourant reconnut encore son enfant de prédilection, et, faisant un suprême effort, il se souleva en murmurant : — Estève, écoute-moi…

Le jeune profès se pencha sur lui éperdu.

— Estève, reprit le moribond, ne va pas au-delà des vœux que tu as prononcés… Quoi qu’on fasse, n’entre jamais dans les ordres sacrés… Refuse la prêtrise… On te persécutera peut-être… Sache résister… Il y va de ton salut.

— Oh mon père ! je n’oublierai jamais vos paroles, répondit Estève