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LE DERNIER OBLAT.

ditée dans l’esprit du prieur une certaine liberté d’action dont ne jouissaient pas les autres religieux. Il pouvait employer à son gré toutes les heures où il n’était pas dans l’obligation d’aller au chœur, et la bibliothèque du couvent était tout entière à sa disposition.

Dès les premiers jours de sa profession, Estève s’était aperçu de l’espèce d’éloignement que les moines avaient les uns pour les autres. Ces hommes, confondus depuis long-temps, pour la plupart, dans une même existence, étaient séparés de goûts, de caractère, d’opinions ; la règle ne les avait soumis qu’extérieurement à son joug inflexible. Les uns, — c’était le plus petit nombre, — vivaient dans les pratiques d’une dévotion outrée ; les autres végétaient, n’ayant d’autre pensée que la satisfaction des besoins matériels ; d’autres encore avaient des manies innocentes auxquelles ils se livraient avec une incroyable ardeur ; ils se passionnaient pour les fleurs, pour les oiseaux, et consacraient leur vie à élever des serins ou à cultiver l’orangerie et le parterre.

Estève n’avait contracté aucune amitié parmi les religieux, et la mort du maître des novices l’aurait laissé dans un isolement absolu, si le père Timothée ne lui eût dès-lors témoigné tant de sympathie et d’affection. Ce vieillard farouche, endurci contre ses propres souffrances, et dont l’ame avait été si long-temps fermée à tout attachement humain, retrouvait pour le jeune profès les sentimens dont il avait été capable autrefois, l’amitié, le dévouement, une certaine tendresse de cœur. Mais cette amitié ne s’exprimait que par des témoignages secrets, presque furtifs, car le père Timothée sentait que le prieur en ferait un crime à Estève. C’était le soir, dans la cellule de ce dernier, que se passaient ordinairement leurs entretiens et qu’ils raisonnaient en liberté sur toutes choses. Le père Timothée avait été un homme du monde ; il acheva d’éclairer Estève en lui racontant les orages de sa première jeunesse et les circonstances qui l’avaient jeté dans le cloître. Avant sa profession, il s’était appelé le comte de Baiville, il avait vu la cour de Louis XV et la société du XVIIIe siècle ; mais son ame était trop ardente, il avait des passions trop violentes, trop vraies, pour cette époque frivole et froidement corrompue. L’infidélité d’une femme fut le malheur qui l’éloigna du monde, et une ferveur passagère le jeta au fond du cloître, où sa vie s’était lentement consumée dans de tardifs et inutiles regrets. Ce long désespoir avait étouffé toutes ses croyances ; il était tombé dans les derniers abîmes de l’indifférence et de l’incrédulité ; il niait l’immortalité de l’ame et l’existence de Dieu. Pourtant il n’essaya pas de détruire