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l’étincelle de foi, la lueur d’espoir qui rayonnait encore dans l’ame de son jeune ami, et jamais il ne formula complètement devant lui ses fatales convictions.

Estève n’éprouvait pas pour le vieux moine l’affection profonde que lui avait inspirée le père Bruno ; mais il se laissait aller avec lui à une indéfinissable sympathie, à un sentiment qui était, pour ainsi dire, dans le sang. Il y avait au cœur du fils de Mme de Blanquefort quelque chose qui vibrait aussi dans celui du comte de Baiville ; parfois une même pensée faisait tressaillir sous leur robe de bénédictins l’élève du pieux abbé Girou et le gentilhomme cloîtré depuis quarante ans. Souvent aussi Estève exprimait les souffrances, les besoins de son intelligence, les désirs infinis de son cœur, dans un langage qui étonnait le père Timothée. Jamais, dans le monde où il vivait jadis, il n’avait entendu parler ainsi. Une fois, il dit en souriant au jeune religieux :

— Mon cher fils, vous avez lu d’autres livres que l’Histoire générale des Conciles, les Lettres des Missionnaires, et autres volumes très orthodoxes qui forment la bibliothèque du couvent ?

— Il est vrai, mon père, répondit Estève avec quelque émotion ; j’ai lu un autre livre, un seul.

— Ah ! un livre condamné en Sorbonne peut-être. Et lequel, mon fils ?

— Le voici, dit Estève en tirant de dessous les in-quarto qui couvraient sa table un petit volume finement relié ; c’est le hasard qui l’a mis entre mes mains, un hasard funeste peut-être.

Le père Timothée regarda le titre.

La Nouvelle Héloïse, par J.-J. Rousseau, dit-il ; c’est un roman sans doute, je n’ai pas lu le livre, mais je connais le nom de l’auteur. C’était celui d’un vieillard qui est mort à Ermenonville il y a quelques années, et qui a été enterré dans l’île des Peupliers.

— Ah ! mon père, s’écria Estève avec une âpre tristesse, je ne saurais vous dire ce que j’ai éprouvé en lisant ces pages. Elles m’ont charmé et torturé ; elles ont jeté tour à tour mon ame dans des langueurs, dans des joies, dans des tourmens inexprimables. J’étais attendri, subjugué ; je pleurais sur cette belle Julie, sur son malheureux amant. D’autres fois, je repoussais le livre ; je me disais que cette histoire touchante n’était peut-être qu’une fiction. Ah ! je sentais toujours cependant qu’il y avait quelque chose de vrai, d’éternellement vrai, dans ce livre : c’est la peinture des sentimens, des passions, c’est l’amour qui déborde de toutes ses pages.