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y laisseront dégoutter une douce rosée. Si nul voyageur en passant ne s’y attarde, la lune, dans sa route, la regardera.

« Si bientôt dans ces plaines nul mortel ne pense à moi, à moi pensera la prairie, et le bois calme aussi.

« Fleurs, bois et prairie, étoile et clair de lune que j’ai chantés, n’oublieront pas leur chantre ! »

Citons encore cette pièce, d’un ton plus profondément élégiaque :

« Jamais encore jeune fille n’a songé à moi avec amour. Jamais elle ne m’a donné de pure ivresse dans un signe ou dans un baiser ; mais cette petite étoile m’aime bien, cette étoile pâle qui tremblotte dans la nuit.

« Oh ! voyez, elle me regarde si amicalement, elle s’arrête silencieuse dans son cours, et souvent épie mon faible chant, et moi, je la contemple alors, les yeux en larmes, au fond du bleu du ciel.

« Bientôt tu viendras, étoile fidèle, et tu rôderas silencieuse, tu chercheras dans ma cellule, qui sera déserte et vide, et ton regard s’arrêtera sur ma harpe, qui ne vibrera plus jamais.

« Car bientôt sur ma tombe se dressera une petite croix de pierre, tu flotteras devant, toi, et ta douce lueur, avec amour, la baignera, et mes ossemens dans la tombe tressailleront de volupté. »

Une ardeur vague et languissante, cette indicible aspiration qui refuse de s’expliquer ouvertement, ce désir sans fin que les Allemands appellent Sehnsucht, tel est, si je ne me trompe, le ton fondamental de la poésie de Kerner. De là, chez le lyrique souabe, une effusion sans réserve, un irrésistible besoin du cœur d’exprimer tout ce qui palpite et frémit en lui, lors même qu’il n’en a pas bien nettement conscience. On l’imagine, cette innocence naïve aime mieux murmurer et bégayer ce qu’elle ne saurait produire autrement, que de le garder en elle inexprimé. Elle chante, elle chante, jusqu’à ce que le cœur, à force de se gonfler, lui ôte la respiration. Cet épanouissement excessif de l’ame qui déborde et cesse de tenir compte des mesures de l’art, cette lyrique effusion ne dépend ni de la volonté ni du calcul, et cependant le phénomène, tel qu’il existe et se produit chez certaines natures, agit presque toujours plus puissamment que n’auraient pu le faire les conditions plastiques qu’il exclut. La Sehnsucht de Kerner porte en elle le caractère enfantin, inséparable de tous les sentimens de notre poète ; elle flotte entre le ciel et la terre, irrésolue, indécise, sans projet ni but arrêté ; elle ne sait trop, à vrai dire, ni ce qu’elle a perdu, ni ce qu’elle cherche, et cependant elle sent qu’il lui manque quelque chose, un idéal dont elle croit apercevoir le fantôme dans les mille apparitions de la terre en fleurs