Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 30.djvu/642

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
636
REVUE DES DEUX MONDES.

rapports avec les hommes et dans son commerce avec les esprits, avant de s’engloutir dans le vide, se réfugie en elle-même, rentre dans son foyer intérieur, dans son propre amour, et jette là les bases d’une félicité d’autant plus pure qu’elle se fonde sur une résignation intelligente. L’action morale, l’influence poétique de Kerner, médecin, ami de l’humanité, père de famille, l’impulsion généreuse de sa nature, en un mot tout ce fonds concret de l’existence qui ne saurait passer dans la poésie, lui donne en tant qu’homme un point d’appui duquel il peut combattre en même temps les rationalistes et les visionnaires, ne ménager personne, et s’égayer comme il lui plaît, tantôt aux dépens de ses antagonistes, tantôt à ses propres dépens. De là ce laisser-aller singulier, mais qui n’implique nullement la contradiction ou le charlatanisme, le sans-façon dont il use avec ses esprits, qu’il traite lestement et en véritables personnages de comédie. Avouons aussi qu’à force de les avoir sous les yeux à toute heure, de vivre dans leur commerce et leur fréquentation, il devait finir par n’y plus prendre garde, et, pour peu que vous séjourniez à Weinsberg, il vous en arrive autant. On ne saurait imaginer une vie plus étrange, plus merveilleuse que celle qu’on mène là. Le prodige n’est plus un fait inaccoutumé, surprenant, un phénomène en dehors des lois naturelles, qu’on recherche de loin et qu’on évoque, mais une chose toute simple et ordinaire, l’élément dans lequel on se meut. Vous le trouvez dans les corridors de la maison, dans les allées du jardin, blotti derrière un meuble ou rôdant à la brune sous les touffes d’arbres ; le fantastique est à demeure dans ce palais de Salomon. On conçoit comment cette familiarité, ce commerce de tous les jours et de tous les instans avec le monde invisible a dû amener Kerner à ne plus accorder qu’une attention médiocre à des esprits qu’il traite avec aussi peu de cérémonie que les chiens, les chats et les autres animaux domestiques dont il peut s’entourer. « Cher docteur, lui disait un jour Strauss dans une promenade à Weinsberg, chaque fois que je viens ici, je me surprends en flagrant délit de superstition. » — « Oui, certes, répondit Kerner ; tous les deux compatriotes, tous les deux natifs de Ludwigsburg, vous et moi, nous nous complétons ; plus vous arrachez de mythes, plus j’en sème. » Kerner, prenant pour sujet de son caprice poétique ses visions magnétiques, magiques, ses phénomènes démoniaques, et cela du plus grand sérieux du monde et sans abdiquer rien de ses croyances, me représente assez ce bon peuple du moyen-âge, jouant, à certaines époques, avec les saints et les saintes de la légende, et