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pour effet le bonheur, où les conducteurs de l’état sont les serviteurs des lois ; les lois, les conséquences des besoins naturels, et les peines, de simples empêchemens du mal à venir.

C’est pour cette forme dernière des gouvernemens humains qu’il donne sa théorie, en essayant d’organiser le droit absolu de manière à éviter tout ce qui avait fait périr naguère tant de constitutions régulières en apparence, impraticables en réalité. Dans cette théorie, M. de Tracy sépare les divers pouvoirs, à la délégation desquels il appelle tous les citoyens à concourir par le choix des électeurs chargés de nommer les fonctionnaires. Il confie la puissance législative à une assemblée nombreuse de représentans qui se distribue en sections, se renouvelle par parties, et veut dans les limites de la constitution ; il défère l’autorité exécutive à un collége de quelques hommes d’état qui ne l’exerce que temporairement et agit pour tous dans les limites de la loi. Au-dessus de ces deux corps chargés de vouloir et d’agir, il place un troisième corps chargé de conserver. Composé d’hommes mûris par l’âge et par l’expérience, ce corps a la mission permanente d’empêcher l’assemblée législative de violer la constitution par ses lois, et le collége exécutif, de violer la loi par ses actes. Vérificateurs des élections, juges des crimes d’état, arbitres suprêmes des fonctionnaires qu’ils surveillent et qu’ils destituent au besoin, ses membres sont confinés, tout le reste de leur vie, dans ces devoirs désintéressés, sans disposer d’aucune force, sans nourrir en eux aucune ambition.

Ce n’est pas tout. La constitution elle-même doit suivre la marche de la société et s’adapter à ses changemens, afin de rétablir, de loin en loin, l’harmonie interrompue entre la règle ancienne et les besoins nouveaux de l’état. Mais qui la modifiera ? Ici M. de Tracy, qui a lié l’action publique à la loi et la loi à la constitution par son corps conservateur, lie aussi ingénieusement le passé à l’avenir par l’appel d’une convention dont l’unique objet est de réviser le pacte social lui-même et qui accomplit sa tâche extraordinaire, tandis qu’à côté d’elle, tous les autres pouvoirs subsistent, toutes les autres fonctions s’exercent, et que l’état vit selon l’ancienne loi fondamentale, en attendant de se régler selon la nouvelle. C’est ainsi que, par d’adroites combinaisons, M. de Tracy croyait pouvoir organiser la souveraineté nationale dans toute son étendue, sans arriver à la confusion ; séparer complètement les pouvoirs, sans les mettre en lutte ; fonder l’action publique, sans préparer de la part de ceux qui l’exerçaient d’ambitieux empiètemens ; réviser la loi fondamentale, sans recourir à une révolution.