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beau et lui semblait devoir être si utile, qu’il en avait commencé la traduction. M. de Tracy ne crut pas devoir garder plus long-temps son secret et souffrir qu’avec beaucoup de peine et d’inévitables infidélités, on rétablît dans leur langue originale des idées que neuf années auparavant il y avait mises lui-même. Il se leva, ouvrit un tiroir, y prit le manuscrit du Commentaire, le présenta à Dupont de Nemours, qui fut d’abord un peu surpris, rit ensuite beaucoup, et renonça, comme de raison, à sa traduction.

C’est alors que M. de Tracy se décida à publier cet ouvrage, qui avait été le dernier pour lui. Il n’avait pas achevé l’édifice intellectuel qu’il avait conçu sur le plus vaste plan, et qui devait embrasser à la fois l’humanité et la nature unies dans l’esprit de l’homme par la philosophie et par la science. Après en avoir jeté fortement les bases dans son Idéologie, dans sa Grammaire générale, dans sa Logique, dans son Économie politique et dans sa Législation, il avait le dessein de l’étendre aux sentimens par un traité de morale, aux propriétés des corps ou à la physique, à celles de l’étendue ou à la géométrie, à celles de la quantité ou au calcul. L’on ne peut douter que M. de Tracy, profondément versé dans ces dernières sciences qui exigent une analyse sûre, une méthode exacte, une exposition claire, n’eût composé sur chacune d’elles de vrais chefs-d’œuvre philosophiques.

Mais il fut tout à coup arrêté dans la vigueur de l’âge, dans la force de l’esprit, et ses desseins restèrent inachevés. Cette ame résolue et opiniâtre ne résista point à l’épreuve des afflictions. L’année 1808 fut fatale à M. de Tracy. Il perdit, à peu de distance l’un de l’autre, ses deux attachemens les plus vifs, les plus doux, les plus profonds. Il fut privé d’une amitié ancienne et chère, et une fin prématurée lui enleva Cabanis, auquel l’unissaient une forte tendresse, une estime sans bornes et de communes opinions. Par ces deux coups, la mort le frappa jusqu’au fond de l’ame. Depuis lors, ce philosophe en apparence si froid, ce stoïcien si impassible, ce fier adorateur de la raison, délaissa ses travaux, cessa de se complaire dans ses pensées, et, pendant près de trente années, renfermé dans sa douleur avec une constance silencieuse, il ne vécut plus que par ses souvenirs.

Cependant l’Académie française, dont Cabanis était membre depuis la suppression de la classe des sciences morales et politiques, voulut, par une attention délicate, que celui des deux amis qui survivait vînt succéder à l’autre et le louer au milieu d’elle. M. de Tracy n’en trouva la force que bien tard, et lorsqu’il prit enfin la