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n’y a pas eu de milieu pour lui entre ignorer et démontrer. Doué d’un esprit fin et ferme, austère et gracieux, plein de force et d’ardeur, mais dépourvu d’imagination, il a montré, dans les matières difficiles qu’il a traitées, une clarté d’exposition, une élégante simplicité de langage, et je ne sais quoi d’exquis transporté des manières dans les idées, qui laisse toujours apercevoir l’ancien grand seigneur dans le sévère philosophe.

Les sentimens de M. de Tracy étaient droits et hauts comme son ame. Il cachait un cœur passionné sous des dehors calmes. Il y avait en lui un désir vrai du bien, un besoin d’être utile qui passait fort avant la satisfaction d’être applaudi, une modestie sincère qui ne laissait apercevoir aucun orgueil caché, et la plus grande envie de ne tromper ni soi ni autrui. Aussi était-il dépourvu d’exagération, excepté, si on peut dire ainsi, dans son horreur pour le mensonge, qui lui donnait un air outré vis-à-vis de beaucoup de gens. Son extrême politesse était mêlée à un certain désir de déplaire à ceux dont il faisait peu de cas. Autant il savait être aimable, autant il pouvait être sec. On l’a appelé Tétu de Tracy. Il disait que c’était un excellent nom. Il y avait chez M. de Tracy un contraste singulier de simplicité démocratique et de manières féodales. Ayant à la fois reçu l’éducation aristocratique de l’ancien monde et les principes libéraux du XVIIIe siècle, il était resté dans ses habitudes en arrière de ses idées.

M. de Tracy avait, dans sa jeunesse, un courage bouillant et téméraire qui était devenu plus froid dans un âge avancé, sans devenir bien circonspect. Atteint de la cataracte et après un an de complète cécité, il partit un matin de la rue d’Anjou-Saint-Honoré, sans prévenir personne, se rendit en fiacre à l’Arsenal, où demeurait le célèbre oculiste Wenzel, se fit opérer, mit un bandeau sur ses yeux, ses cristallins enlevés dans sa poche, et retourna aussi tranquillement chez lui que s’il venait d’une promenade ou d’une visite. Cette opération, suivie d’aussi peu de ménagement, ne lui avait pas entièrement rendu la vue, et tout le monde se souvient d’avoir rencontré un vieillard vêtu de noir, constamment en bas de soie, le visage surmonté d’un vaste abat-jour vert, une longue canne a la main, marchant toujours seul, avec plus de hardiesse et d’un pas plus ferme que ne devaient le permettre ses yeux presque éteints. C’était M. de Tracy qui, dans ce costume, et à l’âge de soixante-seize ans, s’engagea avec une curiosité patriotique et périlleuse au milieu des barricades de 1830.