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LE DERNIER OBLAT.

moi ce que vous avez fait aujourd’hui ; je veux savoir si vous ne vous êtes point trop ennuyé tout seul dans les allées du parc.

— J’ai fait une charmante promenade, madame la marquise, répondit Estève ; mais qui donc a pu vous dire que j’étais seul ? je croyais n’avoir été vu de personne, car je n’ai fait aucune rencontre.

— C’est vrai ; mais de belles bergères qui s’en allaient pastoralement visiter nos troupeaux vous ont aperçu sous les arbres ; il eût été galant de les accompagner.

— Je n’aurais osé les aborder, madame la marquise.

— Je le sais ; aussi les ai-je bien grondées de n’avoir pas été vous chercher jusqu’au fond du bosquet où vous rêviez sous un ormeau, comme un berger de Florian. Tenez, voilà Mlle de La Rabodière à laquelle j’ai particulièrement reproché cette façon de passer à côté des gens sans prendre garde à eux.

— Mais c’est moi qui devrais me reconnaître ce tort, madame la marquise, dit Estève en souriant.

— Eh ! eh ! je n’en disconviens pas ; allez donc bien vite vous en excuser, et dire à Mlle de La Rabodière que demain vous le réparerez en l’accompagnant au chalet. Je vous avertis que c’est à une grande demi-lieue du château, et que, lorsqu’il fait mauvais temps, ces dames y vont en chaise.

— Je vous demande pardon, madame, dit vivement la comtesse de Champreux, moi je vais toujours à pied. Vraiment, n’est-ce pas ridicule de s’enfermer entre quatre glaces pour aller visiter une étable à vaches, comme lorsqu’on traverse en grand habit la cour de marbre de Versailles ?

— Il est vrai, ma mignonne, répliqua gaiement la marquise ; vous bravez le mauvais temps comme une vraie gardeuse de moutons, et un jour vous êtes revenue du chalet avec des souliers de satin qui faisaient eau de toutes parts et vos beaux cheveux défrisés et flottans au gré des vents.

— Ajoutez, madame, que vous m’avez vue arriver en riant de tout votre cœur et en chantant il pleut, il pleut, bergère… Ah ! ma chère mère, j’ai bien ri aussi quand je me suis vue dans les glaces du salon.

— C’est égal, ma fille, reprit plus gravement la marquise, je fus inquiète après des suites que pouvait avoir cette imprudence ; vous aviez risqué de prendre un gros rhume.

Estève se rapprocha du groupe que formaient autour d’un guéridon les demoiselles de compagnie.

— Monsieur, savez-vous parfiler ? demanda Mlle de La Rabodière