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— Tenez, ma mère, je voudrais être à cent lieues du monde et de la cour, pour être dispensée de toutes ces fêtes ! dit vivement la comtesse. J’aime mieux la solitude de Froidefont que les amusemens du Raincy.

— Voyez un peu cette fantaisie ! répliqua la marquise d’un air de douce ironie ; je vais me hâter de vous ramener à Versailles, charmante bergère, de peur que vous vous adonniez tout-à-fait à vos goûts simples et champêtres. Dans quel temps vivons-nous, bon Dieu ! Les femmes de vingt ans sont plus graves et plus sensées que leurs grand’mères. Peu leur importe d’être belles, admirées, de plaire et de commander. Elles ne se soucient même plus de leur parure. Ah ! ma mignonne, que présage un tel bouleversement ?

— Je n’en sais rien, ma mère, répondit la comtesse d’un ton caressant et enjoué ; en attendant, je tâcherai d’être très belle et très admirée pour vous faire plaisir : vous verrez ce soir !

— Partons, monsieur, dit Mlle de La Rabodière en appuyant sur le bras d’Estève sa main couverte d’un gant de filet vert et en se redressant avec un mouvement de tête qui fit onduler les trois plumes de son panache.

Le pauvre jeune homme se laissa emmener de fort bonne grâce. Selon la recommandation de la marquise, il tâcha d’être aimable et même galant ; mais au fond de l’ame il était, malgré ses efforts, agité, soucieux et triste : déjà l’absence ou la présence de Mme de Champreux n’était plus pour lui une chose indifférente.

Mlle de La Rabodière était une vieille fille d’un esprit agréable et conteur. Comme toutes les personnes qui n’ont pas par elles-mêmes un grand relief, elle se faisait valoir en s’identifiant jusqu’à un certain point avec des existences plus considérables que la sienne. Cette manière d’être constituait au fond une abnégation et un dévouement sans égal. Depuis trente ans, Mlle de La Rabodière était attachée à la marquise ; elle avait vu naître Mme de Champreux, et elle trouvait dans les rapports, dans les souvenirs d’une si longue intimité, des sujets inépuisables de causerie. Bientôt elle captiva l’attention d’Estève en lui racontant quelques circonstances relatives à la jeune veuve.

— Ah ! monsieur, lui dit-elle avec un sentiment d’orgueil et de joie, quelle grande et heureuse destinée que celle de Mme la comtesse ! Elle n’a jamais souffert aucune peine ; les malheurs arrivés dans sa famille n’ont pas été pleurés par elle, parce qu’elle était trop jeune pour les sentir. Son père, le fils unique de Mme la marquise, est mort un peu avant sa naissance ; quelques mois plus tard, elle a