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LE DERNIER OBLAT.

hasard avait fait que ce jour-là j’étais allée voir ma tante, Mme d’Humières, qui était alors abbesse de Montmartre. Comme il devait y avoir une prise d’habit le lendemain matin, et que je voulais y assister, j’avais renvoyé mon carrosse et accepté l’hospitalité pour une nuit chez ces bonnes religieuses. Voilà qu’au petit jour, un peu après qu’on eut sonné le premier angélus, j’entendis du bruit dans les corridors, toutes les portes des cellules s’étaient ouvertes, et les religieuses couraient vers l’escalier d’un air curieux et effrayé. — Jésus, madame ! quel scandale ! quel malheur ! me dit en passant l’une d’elles. — Il y a là-bas un homme mort, ajouta une autre tout éperdue. Ne comprenant rien encore à l’évènement, je les suivis. Quel pitoyable spectacle je vis alors ! Le beau Létorières était couché, par terre, sous la grande arcade cintrée qui sépare le cloître du cimetière ; ses yeux étaient ouverts et fixes, son visage était blanc comme linge, et son corps baignait dans une mare de sang. À cette vue, je sentis que j’allais m’évanouir tout de bon, et je me traînai jusqu’à l’escalier, où je m’assis à demi morte. Tout le monastère était en émoi, on ne concevait rien à ce malheur ; aucune de ces dames ne connaissait Létorières, et ne savait ses rendez-vous nocturnes. Moi cependant, je reprenais mes esprits et je commençais à comprendre comment la chose était arrivée ; je pris à part l’abbesse : — Faites retirer ces dames, lui dis-je ; laissez quelqu’un seulement pour garder ce pauvre corps, et montons chez Mlle de Soissons, que tout ce bruit n’a pas éveillée, à ce qu’il paraît. En effet, elle dormait encore quand nous entrâmes dans son appartement ; mais quel réveil ! Dès les premiers mots que je lui dis, elle se releva avec des cris et des sanglots ; elle ne voulait pas me croire, elle se débattait entre nos bras, elle demandait à voir ce cadavre. Heureusement elle tomba en défaillance. Hélas ! je ne m’étais pas trompée dans mes conjectures : Létorières était venu à son rendez-vous, et avait passé une heure dans le cloître sans manifester aucunement les souffrances que lui causait sa blessure. Vers minuit, Mlle de Soissons était remontée chez elle sans bruit, et lui s’était retiré, comme de coutume, par la porte qui donne sur le cimetière. Apparemment, quand il fut arrivé là, les forces lui manquèrent ; il tomba ; sa blessure s’était rouverte, et tout son sang s’écoulait. Il mourut, faute de secours, à quelques pas de sa maîtresse, et tandis qu’elle s’endormait tranquille en pensant à lui. Pour éviter le grand scandale que toute cette affaire aurait causé, on transporta de nuit le corps de Létorières à son logis, on le mit sur un lit de parade, et l’on fit courir le bruit