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croissaient les plantes les plus rares et les plus délicates de la flore exotique. Un batelet servait, pour ainsi dire, de pont entre les deux embarcadères, car la rivière était si peu large à cet endroit, que quelques coups d’aviron suffisaient pour aborder.

Estève alla s’asseoir sous ces tranquilles ombrages. Enivré d’une joie mélancolique, il jouissait du présent par toutes les facultés, toutes les puissances de son ame ; il savourait les heures rapides, les heures de bonheur et de vie que lui accordait le ciel. Quelques jours lui restaient encore, et il ne voyait rien au-delà de ce terme : peu lui importait ce que deviendrait le reste de son existence. Pourtant une circonstance puérile interrompit les rêveries où il s’oubliait, et le ramena pour un moment aux réalités fatales de sa position. Tandis que ses yeux erraient sur le paysage, il aperçut, derrière les arbres qui bordaient l’autre rive de la Marne, une lourde voiture qui descendait la route et roulait vers Paris. Il pensa que bientôt il suivrait lui-même ce chemin, et s’en irait ainsi après avoir salué d’un dernier regard les lieux où resteraient les élémens de sa vie, et hors desquels il ne devait trouver qu’une horrible et mortelle solitude.

Il y avait six semaines déjà qu’Estève était à Froidefont, et, chaque fois qu’il avait parlé de son départ, la marquise lui avait signifié d’un air gracieusement impérieux qu’elle entendait qu’il passât tout l’été au château. Elle avait trop de tact et de discrétion pour l’interroger sur ses projets, mais elle lui laissait voir que son avenir l’intéressait, et qu’en toute circonstance elle le servirait volontiers par son crédit et ses relations. Estève lui avait dit une fois que son projet était de voyager pendant quelques années, et d’aller d’abord en Angleterre, d’où il comptait passer aux États-Unis d’Amérique. La marquise revenait parfois sur ce sujet et combattait doucement cette inclination pour les voyages :

— Eh ! bon Dieu ! qu’irez-vous donc faire au pays des Hurons ? disait-elle. Je me figure qu’on y vit fort mal, et qu’on n’y trouve pas la moindre société depuis que la paix est faite et que les Français en sont revenus. Pour ce qui est d’aller en Angleterre, l’idée n’est pas heureuse non plus ; il y a trop de brouillards dans cette île, et les femmes y sont trop savantes. Quant au reste du monde, ça ne vaut vraiment pas la peine de se déranger pour le voir. J’ai accompagné M. de Leuzière dans ses ambassades à Vienne et à Madrid ; je me mourais d’ennui au milieu des magnificences de ces deux cours, et je vous déclare que, dans mon aversion pour le langage et les usages étrangers, j’eusse préféré cent fois la société d’une bourgeoise de la