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LE DERNIER OBLAT.

instincts la tuait. Lorsque le printemps faisait sentir sa douce influence jusque dans cet affreux séjour, lorsque des troupes d’hirondelles passaient au-dessus des murs et que l’herbe verdissait entre les pavés de la cour, Genest, saisi d’une inexprimable souffrance, se traînait le long des murs comme pour chercher une issue ; puis il s’asseyait, laissait tomber sa tête sur ses mains puissantes, et se prenait à gémir avec l’accent plaintif et désolé d’un enfant. À la voix d’Estève, le malheureux se ranimait pourtant ; lorsque celui-ci s’approchait et essayait de le consoler, il lui baisait les mains et bégayait : — Père, bon père Estève, restez avec le pauvre Genest. La charité au pauvre Genest, pour l’amour de Dieu !

VIII.

Il y avait plus de deux ans qu’Estève traînait une vie languissante et qui semblait approcher enfin du terme suprême. Un matin, il lisait, assis devant la petite cheminée de sa cellule, un livre de prières que lui avait prêté le frère convers ; aucune plainte, aucun mouvement ne troublait plus le silence de sa prison : le pauvre Genest était mort depuis un mois. — Tout à coup un bruit inaccoutumé se fit entendre, des pas pressés résonnèrent sur le pavé sonore de la cour. Estève se leva tout éperdu et ouvrit la porte de sa cellule ; c’étaient le père Timothée et l’abbé Girou qui arrivaient. Ils se jetèrent dans les bras d’Estève en s’écriant : — Venez, suivez-nous ! venez, les portes sont ouvertes !

— Quoi ! le prieur veut ma délivrance ? s’écria-t-il, c’est lui qui vous envoie. Oh ! qu’il soit béni mille fois, mon Dieu !

— Il n’y a plus ici ni prieur, ni religieux, répondit le père Timothée ; des prodiges viennent de s’accomplir, nous sommes libres ! Et comme Estève le regardait de l’air égaré, stupéfait, d’un homme qui doute de sa raison et du témoignage de ses sens, il lui montra, dans le journal qu’il tenait à la main, le décret de l’assemblée constituante : « La loi constitutionnelle du royaume ne reconnaîtra plus de vœux monastiques solennels des personnes de l’un et de l’autre sexe ; en conséquence, les ordres et congrégations religieuses sont et demeureront supprimés en France, sans qu’il puisse en être établi de semblables à l’avenir. »

Estève, privé de toute communication avec le monde, n’avait rien su des évènemens qui venaient de s’accomplir. Il apprit en même