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REVUE MUSICALE.

« Beethoven voulait absolument avoir un air au début du second acte pour son personnage de Florestan. Quant à moi, je m’élevais obstinément contre cette prétention du musicien ; faire chanter une cavatine di bravura à un pauvre captif exténué par le jeûne et les privations, à un malheureux qui meurt de faim, c’était là une difficulté fort grande à mon sens, pour ne pas dire insurmontable. Nous disputâmes long-temps sur ce sujet ; enfin, comme il n’en voulait pas démordre, j’avisai au moyen de me tirer d’affaire le moins sottement possible, et choisis pour texte à mes paroles cette espèce de délire prophétique qui possède les gens qui vont mourir, cette lueur suprême que jette la vie au moment de s’éteindre : « Quel air tiède et frémissant pénètre ici, quel rayon divin éclaire ma tombe ! Un ange flotte à mes côtés dans des vapeurs de rose, un ange consolateur aux traits de Léonore ; il me conduit à la liberté, au céleste royaume ! »

« Ce qui se passa à cette occasion ne sortira jamais de ma mémoire. Beethoven vint chez moi le soir, vers sept heures. Après que nous eûmes causé ensemble quelque temps de chose et d’autre, il me demanda où en était son air. Je lui donnai mon manuscrit, il le lut, se promena de long en large dans la chambre en grommelant à voix sourde comme il faisait d’habitude lorsqu’il voulait chanter, puis il finit par s’asseoir au piano. Bien souvent ma femme l’avait supplié de se mettre au clavier, sans qu’il se rendit jamais à ses instances ; cette fois il posa le texte sur le pupitre et commença de son propre mouvement de merveilleuses fantaisies du sein desquelles il semblait vouloir évoquer son air. Les heures s’écoulèrent, Beethoven improvisait toujours. On servit le souper qu’il devait partager avec nous ; impossible de l’interrompre, et, comme l’inspiration allait son train sans désemparer, j’ordonnai qu’on le laissât faire. À minuit seulement, il se leva, et, m’embrassant avec chaleur, s’en retourna chez lui sans avoir rien voulu prendre. Le lendemain son air était écrit.

« Vers la fin de mars, sitôt que mon travail fut achevé, j’envoyai le manuscrit à Beethoven, et deux jours après je reçus de lui ces lignes que je conserve comme un précieux témoignage du petit service que j’ai pu lui rendre :

« J’ai lu avec un bien vif intérêt les excellentes modifications que vous avez introduites dans mon opéra. C’est à moi maintenant de relever ces ruines d’un vieux château écroulé. Votre ami,

« Beethoven. »


« Cependant Beethoven n’avançait que lentement dans son travail, et, lorsque je lui écrivis pour le prier de déférer aux vœux des bénéficiaires qui commençaient à craindre de ne pouvoir profiter de la saison, voici en quels termes il me répondit : « Cet opéra me donne toutes les peines du monde. Somme toute, je suis mécontent. Il n’y a pas un morceau que je n’eusse voulu revoir, afin de rapiécer mon mécontentement d’aujourd’hui par quel-