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MORALISTES DE LA FRANCE.

être. Mme de Vergennes éleva gravement et même sévèrement ses deux filles, en idée des conditions nouvelles qu’elle prévoyait dans la société. La ruine soudaine de crédit qui s’était fait sentir au sein de la famille à la mort de l’oncle ministre (1787) avait été pour elle une première leçon, et qui ne l’étonna point : elle savait de bonne heure son La Bruyère. La révolution la trouva très en méfiance, elle eût été d’avis de quitter la France avant les extrémités funestes ; mais, son mari n’y ayant pas consenti, elle ne s’occupa plus que d’y tenir bon, de faire face aux malheurs, et, au lendemain des désastres, de sauver l’avenir de sa jeune famille.

Le berceau de Mme de Rémusat est donc bien posé ; ces circonstances premières et décisives, qui environnent l’enfance, vont y introduire et y développer les germes prudens qui grandiront. Du milieu social où elle naquit, comme de celui où se forma son aînée, Mlle Pauline de Meulan, on peut dire (et je m’appuie ici pour plus de facilité sur des paroles sûres) que « c’était une de ces familles de hauts fonctionnaires et de bonne compagnie, qui, sans faire précisément partie ni de la société aristocratique, ni même de la société philosophique, y entraient par beaucoup de points et tenaient du mouvement du siècle, bien qu’avec modération, à peu près comme en politique M. de Vergennes, qui contribua à la révolution d’Amérique, fut collègue de Turgot et de M. Necker, et prépara la révolution française, sans être philosophe ni novateur. »

Protégée et abritée jusqu’au sortir des plus affreux malheurs sous l’aile de son excellente mère, la jeune Clary, dans une profonde retraite de campagne, prolongeait, près de sa sœur cadette[1], une enfance paisible, unie, studieuse, et abordait sans trouble la tendre jeunesse, ne cessant d’amasser chaque jour ce fonds inappréciable d’une ame sainement sensible et finement solide : telle la nature l’avait fait naître, telle une éducation lente et continue la sut affermir. Sa physionomie même et la forme de ses traits exprimaient, accusaient un peu fortement peut-être ce sérieux intérieur dans les goûts qu’il ne faudrait pourtant pas exagérer, et qui ne sortait pas des limites de son âge. Sa figure régulière s’animait surtout par l’expression de très beaux yeux noirs ; le reste, sans frapper d’abord, gagnait plutôt à être remarqué, et toute la personne paraissait mieux à mesure qu’on la regardait davantage. Elle devait ob-

  1. Aujourd’hui Mme la comtesse de Nansouty.