Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 30.djvu/898

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
892
REVUE DES DEUX MONDES.

tica, forteresse jadis fameuse lors des guerres entre les Grecs et les Bulgares, commence l’antique province de la Zagora, où les Bulgares s’établirent dès le IXe siècle, et qui s’étend à travers toute la Thrace, en suivant la base méridionale du Balkan depuis la mer Noire jusqu’au golfe de Kavala, en face du mont Athos. Ce pays a vu s’accomplir le mélange des tribus de la Thrace avec les premières tribus slaves, et la Scythie s’unir à la Grèce ; il garde de profonds mystères pour la science historique, et pourtant c’est peut-être la partie la moins explorée de l’Europe.

J’étais heureux de fouler enfin cette terra incognita, comme l’appelle Maltebrun, vers laquelle un ardent désir d’étudier les origines slaves m’attirait depuis long-temps. Mais combien il est inutile d’y venir chercher des monumens ! Les Turcs y ont fait table rase ; trésors d’archéologie slave, de littérature, d’histoire nationale, tout a disparu. Je chevauche sur des plateaux déserts, ne rencontrant dans ma course que d’admirables perspectives. On peut se croire en pleine Arabie, en traversant les portions de la Romélie où domine la race turque. Pour s’assurer de vastes pâturages en même temps qu’un espace plus libre pour leurs courses à cheval, les Osmanlis ont arraché tous les arbres, et les seuls minarets des mosquées dessinent comme des jalons aériens sur les versans nus des montagnes. Cependant ces solitudes ne sont pas sans charmes ; la profonde tristesse qu’elles inspirent agrandit l’ame, en y éveillant des pensées fortes. Nulle expression ne saurait rendre la majesté de ces déserts de l’islamisme, où ne plane que l’idée de Dieu, et qui gardent la plus immuable physionomie, depuis qu’ils ont cessé de faire partie d’un monde agité par les phases incessamment variées de la civilisation. C’est surtout durant les marches nocturnes qu’on éprouve ce sentiment d’absorption au sein de la nature, sentiment auquel on n’échappe jamais dans un voyage d’Orient. Ces rapides chevauchées sur la terre silencieuse, sous le ciel étoilé et transparent, font comprendre le mysticisme antique et les élans des prophètes. On traverse dans l’ombre et au galop de grandes villes où tout dort, des montagnes, des sentiers perchés sur l’abîme ; on passe à gué des torrens inconnus qui écument contre la selle tatare où l’on est assis comme sur un fauteuil, et le monde extérieur, loin de troubler vos rêveries, vous plonge plus avant dans le monde immatériel. On peut vraiment alors dire avec le poète :

Du barde voyageur le pain c’est la pensée,
Son cœur vit des œuvres de Dieu.