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STATISTIQUE LITTÉRAIRE.

doute, dans les lamentations des poètes méconnus, les larmes, les douleurs, les soupirs, sont souvent une affaire de rimes ; mais sous les rimes il y a quelquefois des larmes et des douleurs réelles. Les poètes ont accusé le siècle : le siècle ne s’est pas ému. Il a laissé les poètes rimer et pleurer et ne les a pas lus. A-t-il eu tort ? Pour répondre sûrement et pour absoudre ou le siècle ou les poètes, entrons au dépôt légal, feuilletons le Journal de la librairie, et dressons le nécrologe.

Je l’ai déjà dit, je ne m’occupe point ici des royautés littéraires, des rares élus dont chacun sait les noms, et qu’on réimprime. Je ne compte ni la tragédie, ni la comédie en vers, ni l’opéra, ni le vaudeville, qui donne, assure-t-on, dix-huit mille refrains par année, ni les traductions des poètes classiques, ni les traductions des poètes étrangers, ni les réimpressions des poètes français des trois derniers siècles ; je parle seulement des rimeurs naufragés et de leurs œuvres, qui ont paru dans l’espace de onze ans, à titre de nouveautés, poèmes, odes, stances, élégies, chansons, poésies de circonstance et de concours, volumes ou brochures ; j’additionne et voici les chiffres :

1830.  498 publications
1831.  458 
1832.  362 
1833.  411 
1834.  265 
1835.  271 
1836.  270 
1837.  349 
1838.  330 
1839.  327 
1840.  444 
1841.  398 

Et qui oserait maintenant nous accuser de prosaïsme ! Voyons le passé et comparons. Prenons par exemple l’année 1769 : c’est, dans le XVIIIe siècle, une année assez riche en nouveautés, et nous trouverons en tout, pour Paris et pour la province, quarante-huit publications de poésies diverses, y compris même la Requête des fiacres contre les cabriolets, et autres facéties qui se vendaient deux sols sur le Pont-Neuf. Quant à nous, malgré nos préoccupations égoïstes, malgré l’émeute et le choléra, les plaisirs et les douleurs de toute espèce, nous avons encore trouvé le temps de produire, en onze ans, 4,383 éditions de poésies nouvelles, plus les vers qui se sont dispersés dans la presse quotidienne et les recueils périodiques, Psychés, Sylphes, Miroirs, Albums, Courriers des Salons, Keepsakes, etc. La poésie, dans ces feuilles légères, s’est épanouie au milieu des festons, des fleurs et des illustrations, comme l’Ave Maria dans les missels du moyen-âge ; par malheur il est arrivé quelquefois que les vignettes n’avaient point été faites pour les vers, mais les vers pour les vignettes, ce qui a nui singulièrement à la spontanéité de l’inspiration.