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jourd’hui la puissance n’est plus là, et cependant la source murmure toujours, lympha fugax ; mais la strophe pindarique remplace généralement la chanson. Un évènement ordinaire défraie sept ou huit poètes ; un grand évènement, une révolution, une conquête, en défraient un nombre indéfini. L’indépendance de la Grèce, Navarin, ont donné presque autant de vers que la bulle Unigenitus. Juillet 1830 a produit, pour sa part, cent soixante-dix-huit brochures poétiques, dans tous les rhythmes, sous tous les titres : Cocardes, Drapeaux tricolores, Chants du Coq, etc. La guerre d’Alger, en 1830, avait inspiré vingt-neuf poètes, et chaque année l’Afrique en inspire encore une dizaine, terme moyen. Les uns, et c’est le plus grand nombre, chantent la gloire militaire, Constantine et Mazagran ; les autres célèbrent l’administration, la colonisation et la civilisation. Le Luxor, l’Arc-de-Triomphe, le Musée de Versailles, les statues nouvelles, les frontons des monumens, ont eu aussi leur couronne poétique, et plus d’un poète, sans doute, s’est dit en relisant sa pièce : Et moi aussi, exegi monumentum. Dans ce pêle-mêle, chaque chose a son tour, les évènemens qui appartiennent à l’histoire, les accidens qui amusent quelques jours, les grands hommes qui vont au Panthéon, les grands coupables qui vont à la cour d’assises. Qu’on célèbre, même en mauvais vers, les hommes qui honorent le pays, on ne peut qu’applaudir ; nous oublions si vite les morts ! mais qu’on fasse à des noms souillés et flétris les honneurs de la strophe ou de l’alexandrin, qu’on leur décerne l’ovation du drame, du roman ou de l’épître, après l’éclat de la cour d’assises et les rumeurs des journaux, cela ne peut s’excuser : c’est déjà trop de la complainte. Les empoisonneurs, les assassins, ne sont pas du ressort des poètes : ils appartiennent à la chiourme et au bourreau ; l’échafaud pour les scélérats est encore un piédestal, et la célébrité peut tenter d’une manière fatale les misérables qui n’ont plus que l’orgueil du vice ou du crime.

Plus heureux que les rois qui règnent, Napoléon dans sa tombe a gardé des courtisans fidèles. Leur muse se souvient du maître qui est mort, et chaque année cette muse dépose sur le sarcophage de César sept ou huit brochures poétiques. On a même refait le Cinq Mai après Béranger, et sous le même titre. Le retour du prisonnier de Sainte-Hélène a été l’occasion de soixante-dix-huit publications rimées. Waterloo a aussi tous les ans son hymne funèbre. C’est bien, car il faut rester fidèle au deuil de la patrie, et pleurer les désastres en attendant qu’on les venge. Mais, pour chanter dignement les douleurs d’un grand peuple, il faut plus que l’amour du pays et la haine bien légitime de l’étranger, n’en déplaise aux humanitaires. Et n’est-ce pas oublier le respect qu’on doit à ceux qui sont tombés dans cette noble défaite que de publier sérieusement de pareils vers :

Tous les postes sont enlevés,
Et Wellington se désespère ;
Mais, pour soutenir son derrière,
Mille escadrons sont arrivés.

La poésie politique a reflété fidèlement toutes les exagérations, toute la mo-