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tracté avec Bulwer alliance momentanée et coopéré avec lui à l’œuvre assez ingénieuse, assez brillante, mais fort décousue d’ailleurs, qui a paru l’année dernière sous le titre de Cecil ou le Pair d’Angleterre. Parmi les variétés presque innombrables de cette dernière épopée bâtarde, la seule forme de l’épopée que les nations modernes puissent supporter, la plus en vogue actuellement en Angleterre, c’est le roman-canaille, que M. Charles Dickens exécute supérieurement, et dont le détail infini et vulgaire dépasse les limites de l’art véritable. Richardson, le plus grand exemple dans ce genre, était soutenu du moins par une haute et sévère moralité puritaine, qui, pénétrant dans tous les recoins de la vie, soumettant à son examen les plus petites actions de l’homme, faisant d’un geste un crime et d’une irrégularité un forfait, donnait par la rigidité du précepte une extrême importance au détail même. Richardson pesait les atomes de la vie morale dans sa balance de casuiste puritain. Comment passer sa vie à peser la poussière de la route, de l’écurie et du grenier.

Il faut avouer que l’on trouve chez Dickens assez de vérité, de fertilité et de bonne humeur pour justifier son succès. C’est d’ailleurs, pour la vieille étiquette aristocratique de l’Angleterre, une étrange jouissance que d’assister aux jeux et aux facéties des dernières classes, que l’homme bien élevé entrevoit à peine, et qui renferment tout un monde inconnu pour lui. Sa dignité ne se compromet pas ; il descend ainsi, grace à l’écrivain, dans ces petites ruelles perdues qui se trouvent du côté de Wapping, et qui sentent le goudron, la vieille vase de la Tamise, l’huile rance et la boue du ruisseau. La taverne enfumée au fond de laquelle on descend par douze marches rompues, vers le pont de Blackfriars, s’ouvre ainsi au gentleman étonné que toute cette nouveauté intéresse. Il aime à bien reconnaître l’arrière-boutique du grocer ou épicier qui fait étudier une sonate à sa fille sur un vieux piano de bois de sapin, armé de deux ou trois cordes lamentables. Il pénètre dans l’hospice des enfans trouvés, et s’arrête devant les caricatures de l’inspecteur, du sous-inspecteur, du cuisinier, du garçon de service, du docteur, du pharmacien, de l’aide, du chirurgien et de l’économe, êtres bizarres que sans doute il n’aura jamais occasion de rencontrer dans sa vie. Les derniers ouvrages de Dickens, annonçant une sorte de prétention philosophique, manquent un peu de la saveur naïve et de la fraîcheur burlesque dont ses premières œuvres étaient imprégnées. Dickens appartient à cette classe d’esprits qui perdent beaucoup à vouloir se faire graves. Tels sont parmi nous quelques écrivains de