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et l’énorme voracité du second. Pour assouvir la faim de ce dernier, Épicharme décrit en détail et lui fait servir toutes les espèces de poissons et de coquillages connus de son temps[1]. » On ne pourrait croire à tant de licence, si la preuve ne nous en était restée dans les pièces d’Aristophane. Pourtant, à son époque, la comédie avait fait des progrès considérables ; elle n’était plus un pur caprice où l’imagination seule régnait ; la vie humaine et la critique des caractères s’y étaient fait une place ; néanmoins, c’est encore à se moquer des dieux qu’il emploie le plus de verve. Dans la Paix et dans Plutus, Mercure est ce bouffon, ce gourmand, ce voleur qui nous semble avoir été le type des valets de la comédie moderne. Les Oiseaux sont une comédie révolutionnaire s’il en fut jamais ; c’est l’exclusion des dieux de la cité nouvelle ; on les oblige à une abdication absolue, à l’instigation de Prométhée, de ce Titan qui, dans Eschyle, avait déjà si vigoureusement blasphémé contre Jupiter, qu’il menaçait de détrôner un jour. Dans les Grenouilles, Hercule, Æaque, Caron, mais surtout Bacchus, sont bien plus cruellement déchirés qu’Euripide même, contre qui la pièce est en apparence dirigée. En général, Aristophane en veut aux sacrifices qu’on offrait aux dieux ; il les accuse fréquemment de trop manger ; ce sont des gloutons pour lesquels il n’y a pas assez de moutons ni de bœufs ; il nous les montre opposés, par crainte de concurrence, aux dieux étrangers, et particulièrement à ceux de la Thrace, qui, à cette époque, étaient assez facilement admis à Athènes. Or, le sacrifice était l’action religieuse par excellence chez les anciens ; c’était le point central du culte ; l’attaquer là, c’était vouloir le renverser de fond en comble. Conçoit-on tant de licence chez un peuple qu’on nous représente comme si ombrageux sur les questions religieuses, et qui, plus d’une fois, punit sévèrement des hommes célèbres sous prétexte d’impiété ? Selon Barthélemy, cela s’explique en disant que les Grecs permettaient de ridiculiser les dieux, pourvu qu’on n’attaquât pas leur existence. Mais n’est-ce pas au fond la même chose ? et une nation aussi intelligente pouvait-elle admettre une distinction pareille ? La coexistence de ces faits si opposés paraîtra moins singulière, si on réfléchit qu’il y avait en Grèce, comme partout où la pensée humaine fermente avec activité, un mouvement et une résistance, des esprits novateurs et des efforts de conservation, entre lesquels la masse populaire flottait, réagissant d’un côté ou d’un

  1. Barthél. Voy. d’Anach., ch. LXIX.