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Ibrahim, qui montait un coursier non moins rapide, le poursuivit, l’atteignit au bout d’une lieue, et le tua en combat singulier.

Les têtes de tous ces nobles klephtes, dernier espoir de l’Albanie musulmane, furent coupées, salées, et emportées par des Tatars à Stamboul ; leurs cadavres furent jetés aux chiens et aux aigles. C’étaient pourtant les mêmes héros qui, par leur bravoure, avaient retardé de plusieurs années le triomphe et l’émancipation de la Grèce. Aussi la joie des Grecs fut-elle grande à la nouvelle de ce massacre : les mânes plaintifs d’un million d’Hellènes étaient vengés par la Porte elle-même, qu’une destinée fatale semblait pousser à dévorer, comme Saturne, ses propres enfans.

Tels furent les évènemens de 1830 en Albanie ; l’année suivante n’eut pas une moindre importance politique. Le dernier des triumvirs chkipetars, Seliktar-Poda, était entré avec ses boures dans Janina deux jours après le massacre de Monastir. Il en avait chassé les partisans de Veli, après un combat livré de rue en rue, qui avait réduit une partie de la ville en un monceau de cendres, et, feignant un zèle ardent pour la cause de la Porte, il avait envoyé au grand-visir la tête de Mousseli, frère de Veli-bey. En même temps ce chef ambitieux avait mis le jeune pacha Emin en tutelle au kastro de Janina, dont il était maître ; aussi se croyait-il devenu l’unique soleil d’Albanie. L’attitude prise par Seliktar devait au contraire prolonger la guerre. Les deux seules villes de ce pays qui joignent à leur importance militaire une haute importance commerciale, Skadar et Janina, restaient interdites aux garnisons du sultan, et le grand-visir fut obligé d’ouvrir contre les Albanais une campagne régulière. Seize mille taktiki[1] furent envoyés contre Janina, toujours regardée par le divan comme le point principal de l’Albanie ; ils eurent ordre d’isoler cette place de tous les forts qui pouvaient la ravitailler et surtout de la mer Ionienne. Tous ces forts capitulèrent successivement ; le vieux Seliktar lui-même, menacé à la fois par la famine et par le fer, ne dut son salut qu’à la fuite, et Janina reconnut le sultan. Les phars musulmans étaient dissous, tous leurs chefs avaient péri, et sans chefs ils ne formaient plus qu’une masse inerte.

Mais le divan, qui par la destruction des phars musulmans croyait avoir terminé la lutte, s’aperçut bientôt qu’il n’avait frappé à Monastir et à Janina que l’avant-garde de la nation albanaise ; il n’avait pas atteint les tribus chrétiennes qui allaient devenir le cœur de la nation

  1. Soldats tucs disciplinés à l’européenne.