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LA TROISIÈME RELIGION DE LA CHINE.

On ne saurait imaginer jusqu’où peut aller ce divorce de l’ame humaine et de la vie, cet élan par lequel l’homme croit s’élever au-dessus de l’existence, cette aspiration à un état supérieur qu’aucun accident ne peut troubler, et que la mort même ne peut atteindre. On trouve dans les commentaires de Lao-tseu, traduits par M. Julien, ce curieux passage[1] : « Celui qui aime la vie peut être tué ; celui qui aime la pureté peut être souillé ; celui qui aime la gloire peut être couvert d’ignominie ; celui qui aime la perfection peut la perdre. Mais si l’homme reste étranger à la vie, qu’est-ce qui peut le tuer ? s’il reste étranger à la pureté, qu’est-ce qui peut le souiller ? s’il reste étranger à la gloire, qu’est-ce qui peut le déshonorer ? s’il reste étranger à la perfection, qu’est-ce qui peut la lui faire perdre ? Celui qui comprend cela peut se jouer de la vie et de la mort. »

En effet, si l’homme pouvait s’abstraire ainsi de ce qui est l’objet et l’essence même de son activité, il serait au-dessus de tout, il dominerait tout ; mais pour lui c’est chercher l’impossible, c’est tenter un effort dans lequel il périt nécessairement, c’est se détruire pour ne pas souffrir, c’est prétendre vivre sans respirer.

Cette doctrine, ennemie par son principe de l’énergie et de l’activité, exalte ce que toutes les morales condamnent, la mollesse et la faiblesse. Elle forme la contre-partie la plus complète du stoïcisme ; c’est la conduite du roseau de la fable érigée en principe avec une franchise extraordinaire. « Quand l’homme vient au monde, il est souple et faible ; quand il meurt, il est raide et fort. La raideur et la force sont les compagnes de la mort ; la souplesse et la faiblesse sont les compagnes de la vie. » Seul peut-être entre tous les philosophes, Lao-tseu a préconisé la faiblesse ; il a dit : « Ce qui est faible triomphe de ce qui est fort ; ce qui est mou triomphe de ce qui est dur. » Ce singulier axiome devait se réaliser dans le pays de l’auteur, bien des siècles après sa mort, le jour où la mollesse et la faiblesse chinoise triomphèrent de la force et de la dureté tartare.

Rien n’est plus curieux et souvent plus bizarre que l’application de ce quiétisme à la politique. L’idéal de la politique comme de la morale, c’est le non-agir. Celui qui gouverne doit annuler en lui le principe du désir et de la volonté, s’unir intimement par la contemplation au principe des êtres, au tao. C’est ce que Lao-tseu exprime ainsi : « Lorsque le saint homme gouverne, il vide son cœur… Il pratique le non-agir, et alors il n’y a rien qui ne soit bien gou-

  1. P. 185.