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HISTOIRE DU DIABLE.

Lorsqu’il court les aventures, le démon change de sexe, comme dans ses incarnations il change de forme. Tantôt fantôme insaisissable, il profite du sommeil pour dérober de doux larcins aux femmes que son caprice a choisies ; tantôt, léger comme les songes et les papillons de nuit, muet comme eux, il se pose au chevet des vierges, et quand la vigilance du libre arbitre s’est assoupie, il souille les natures les plus chastes par ces crimes sans nom que le moyen-âge punissait du supplice du feu, comme Dieu punit dans l’enfer.

Les gnostiques racontaient que le prophète Élie, lorsqu’il fut enlevé au ciel, rencontra, par-delà les nuages et plus loin que les étoiles, un démon femelle, un succube, qui arrêta son char de feu et lui dit : Élie, qu’as-tu fait des enfans que je t’ai donnés sur la terre ? Le prophète, qui ne se savait pas père de famille, resta tout surpris ; mais le démon, dans une longue conversation, que nous ne répéterons pas parce qu’elle a été répétée par Bayle[1], lui révéla des mystères si étranges, qu’il fut forcé de se reconnaître chef d’une postérité nombreuse. Ce démon des premiers temps, qui profanait le sommeil des élus de Dieu, porte à travers le moyen-âge, et dans l’Europe entière, le scandale de ses intrigues. Au XIIe siècle, il va tourmenter dans le repos de ses nuits saintes la mère de Guibert de Nogent, et cette mère, pure comme une vierge chrétienne et forte comme une matrone romaine, eût succombé peut-être si l’ange préposé à sa garde n’avait administré au visiteur importun une correction exemplaire[2]. Au XVIe siècle, Satan vit à pot et à cuillière, comme on disait alors, avec les prêtres et les moines. Sous le nom d’Ermeline, et sous la forme d’une jeune fille rose et potelée, il enlève en Allemagne le cœur et l’héritage d’un vieux curé à sa vieille chambrière, après une liaison qui avait duré trente ans. À Nantes, du temps de saint Bernard, il se présente, habillé en militaire, chez un marchand de cette ville, séduit sa femme et revient toutes les nuits se coucher près du mari, qui ne se doute pas de la visite[3]. Dans le Brabant, vers la même époque, il demande en mariage une demoiselle de haute naissance qui se destinait au cloître, et, avant de faire sa demande, il commence, utile précaution, par faire sa toilette. Cette fois pourtant il en fut pour ses frais de parure, ses complimens et sa déclaration ; la demoiselle, qui le prenait pour un jeune homme de bonne famille parce qu’il était proprement vêtu, satis decenter vestitus, lui répondit modestement : « Cherchez une femme parmi celles qui sont plus belles ; je ne trahirai point mon fiancé divin pour un époux choisi parmi les hommes. »

En Écosse, où l’argent était rare, le diable achetait l’amour et le payait quinze livres, mais il payait toujours en fausse monnaie ; néanmoins les femmes des highlanders étaient rarement cruelles : Walter Scott en convient et ne s’en étonne pas. C’est la vieille histoire de Danaë, avec cette seule dif-

  1. Bayle, Élie.
  2. Vie de Guibert de Nogent, collect. Guizot, IX, 995.
  3. Biblioth. cisterciensis, t. II, p. 53.