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LA DIVINE COMÉDIE AVANT DANTE.

sonnages de l’enfer virgilien dans l’enfer dantesque. Caron, l’horrible vieillard, est presque le seul qui n’ait pas changé ; tous les autres sont déchus. Minos, par exemple, n’est plus le juge austère qui pèse les destinées ; c’est un démon hideux, grinçant des dents, et indiquant aux damnés par le nombre des plis de sa queue le chiffre du cercle infernal qui leur est assigné. Enfin il n’est pas jusqu’au pauvre Cerbère qui ne soit traité avec rigueur : Énée l’apaisait par un gâteau de miel, Dante lui jette une poignée de terre. Chez le poète latin, les ames qui se pressent sur la rive « tendent les mains vers l’autre bord ; » chez Dante, au contraire, les damnés, avant d’entrer en enfer, sont déjà punis ; ils désirent leurs supplices, « ils sont tourmentés du besoin de traverser le fleuve. » Alighieri croit à son sujet, le chantre des Géorgiques en rit et le met sous ses pieds, subjecit pedibus. C’est qu’il n’y a rien sur le front calme du poète latin de ce sourcil visionnaire que Wordsworth prête à Dante ; c’est qu’il n’y a rien de ces mystiques aspirations qui révélèrent au vieux gibelin les extases du paradis. L’élysée de Virgile ne vaut même pas le paradis terrestre de la Bible ; c’est une mesquine parodie de ce qui se passe dans la vie. Admirons cependant combien les idées ont marché depuis Homère. Virgile a déjà à un bien plus haut degré le sentiment de la justice : il gradue les châtimens et les récompenses ; l’idée de purification annonce le purgatoire. C’est qu’entre l’Odyssée et l’Énéide, il y avait eu Platon.

J’ai nommé Platon : ce fut assurément un des maîtres favoris de Dante. Sans parler de la théorie de l’amour, qui est comme la trame même de son œuvre, le poète a souvent suivi les traces du philosophe idéaliste. La forme concentrique qu’il a donnée à l’enfer est une idée toute platonicienne. Mais Dante a dû particulièrement connaître deux passages importans du Phédon et de la République. — Dans le premier, Platon parle des traditions qui couraient de son temps sur le séjour des morts. La triple division que le christianisme a faite de l’autre monde s’y trouve très nettement marquée : le lac Achérusiade, où les coupables sont temporairement purifiés, c’est le purgatoire ; le Tartare, d’où ils ne sortent jamais, c’est l’enfer ; enfin ces pures demeures au-dessus de la terre qui ont elles-mêmes leur degré de beauté, selon le degré de vertu de ceux qui les habitent, c’est le paradis. — Seulement Platon ajoute prudemment : « Il n’est pas facile de les décrire. » C’est peut-être le mot qui a piqué l’émulation de Dante.

Platon n’a pas toujours montré autant de réserve. S’appuyant sur quelque tradition orientale recueillie dans ses voyages, et la modifiant sans doute selon ses croyances, il a, en effet, raconté ailleurs la vision d’un soldat originaire de Pamphilie, et qu’il appelle Er l’Arménien. Er avait été tué dans une bataille. Dix jours plus tard, comme on enlevait les morts à demi putréfiés, il fut retrouvé dans un état parfait de conservation. Bientôt après, pendant qu’il était sur le bûcher des funérailles, on le vit revivre, et il raconta ce qui lui était arrivé. Son ame, s’étant séparée du corps, avait été transportée en grande compagnie dans un lieu merveilleux où le ciel et la terre étaient percés de deux ouvertures correspondantes. Entre ces deux régions