Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 31.djvu/718

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
714
REVUE DES DEUX MONDES.

assez disposé à croire que saint Jérôme penche vers l’opinion que tous les chrétiens seront à la fin reçus en grace. Mais prenons garde ; c’est entrer dans la théologie, et nous n’avons à parler que de poésie. Peu importe ici l’opinion prêtée, un peu légèrement peut-être, à saint Jérôme, peu importe même le mot mystérieux de saint Paul, que « tout Israël sera sauvé ; » constatons seulement que, dans ces origines, la légende s’attache bien plus à l’idée de salut qu’à l’idée de damnation. C’était là une tendance générale, tout-à-fait en rapport avec la pureté et la douceur des mœurs d’alors. Je n’en veux plus indiquer qu’une preuve : qu’on se rappelle les très rares endroits des homélies de Césaire d’Arles où il est question de l’enfer ; qu’on se rappelle les précautions oratoires dont s’entoure à ce propos l’apôtre, et les regrets qu’il exprime à son auditoire d’être forcé, malgré lui, à ces menaces.

III.LE SOLDAT DE SAINT GRÉGOIRE-LE-GRAND. — TRAJAN DANS LE CIEL. — LES PÈLERINS DE SAINT MACAIRE. — SAINT FURSI. — SAINT SAUVE.

C’est seulement vers le Vie siècle que la vision, dans le sens particulier où je l’entends, apparaît et se constitue comme un genre persistant et distinct. La foi n’a déjà plus sa vivacité première, et on peut prévoir l’époque où l’on aura besoin de la terreur. Les curieux Dialogues de saint Grégoire-le-Grand offrent l’un des premiers exemples de ces révélations nouvelles sur l’autre monde[1]. C’est un soldat qui meurt, revient à la vie, et raconte ce qu’il a vu pendant sa disparition. Une vaste plaine où sont d’un côté les méchans entassés dans des cabanes fétides, et de l’autre les bons, vêtus de blanc, dans des palais lumineux ; au milieu, un fleuve bouillant, traversé par un pont de plus en plus étroit, d’où tombent ceux qui le veulent franchir sans être purifiés : voilà tout ce que sait trouver l’aride imagination du visionnaire. Encore le pont de l’épreuve est-il emprunté à la théogonie persane, d’où il a passé depuis dans le Koran. C’est là une des premières traces de l’invasion des légendes orientales au sein des traditions chrétiennes du moyen-âge.

Si fréquentes que soient, dans les Dialogues de Grégoire-le-Grand, les histoires de cadavres et de damnation, la charité, le pardon, y ont aussi leur place. C’est en effet à une anecdote de la vie de ce pape, racontée par Paul Diacre, qu’il faut peut-être rapporter l’origine de cette croyance, assez répandue au moyen-âge, à savoir qu’un damné, même païen, peut quelquefois être délivré par les prières des fidèles. Grégoire avait conçu, par la lecture des historiens latins, une vive admiration pour les vertus de Trajan. Il se mit donc à prier, et sa prière ne tarda pas à sauver des supplices éternels l’ame païenne de l’empereur ; mais Dieu, en déférant au vœu du saint pape, lui ordonna expressément de n’y plus revenir. Cette tradition s’est perpétuée jusqu’à Dante, qui en a recueilli le dernier héritage. Lorsque, dans le Paradis,

  1. Liv. IV, ch. 36.