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Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 31.djvu/727

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LA DIVINE COMÉDIE AVANT DANTE.

qui avaient servi son père, que deux démons fondirent sur lui, et, à l’aide de crocs de fer ardent, s’efforcèrent de s’emparer du peloton lumineux. L’éclat les ayant éblouis, ils voulurent attaquer le prince par derrière ; mais son guide lui jeta aussitôt le fil merveilleux sur les épaules, et en ceignit deux fois ses reins. Les malins esprits furent aussitôt forcés de s’enfuir et de laisser les deux voyageurs continuer leur route. Charles alors gravit de hautes montagnes (les montagnes tiennent une grande place dans cette géographie de l’autre monde), d’où sortaient des torrens de métaux liquéfiés, au sein desquels étaient baignées une immense foule d’ames. Charles reconnut entre autres celles de plusieurs seigneurs, ses compagnons à la cour de son père. Les unes disparaissaient sous le flot brûlant jusqu’aux cheveux, les autres jusqu’au menton, et une voix s’écriait : « Le châtiment des grands sera grand. » Cette gradation se reproduit souvent chez Alighieri. Enfin Charles arriva dans un vallon dont un côté avait la rougeur blafarde d’un four allumé, dont l’autre était radieux et fleuri. Tremblant dans tous ses membres, le prince vit, du côté sombre, plusieurs rois de sa race en proie à la damnation. Bientôt l’un des coins obscurs de cette vallée s’éclaira d’une sorte de reflet blanchâtre. Charles aperçut alors deux sources, l’une très chaude, l’autre tiède, et tout à côté deux tonneaux qui étaient remplis de ces eaux. Dans la tonne bouillante, un homme se tenait debout, plongé à mi-corps. C’était Louis-le-Germanique, le père même de Charles-le-Gros. « Biau fils, n’aie pas paour, » lui dit-il, pour parler comme les Chroniques de Saint-Denis ; et il lui expliqua comment, grace à l’intercession de saint Pierre et de saint Denis, il ne passait plus qu’un jour sur deux dans l’eau brûlante. Puis il ajouta : « Si vous m’aidez de messes et d’offrandes, toi et mon fidèle clergé, je sortirai tout-à-fait du tonneau fatal… Pour toi, fais pénitence de tes crimes, ou ces deux vastes tonneaux que tu vois à gauche te sont réservés. » Transporté dans le paradis, le roi des Francs reconnut son oncle Lothaire, assis sur une énorme topaze, et qui lui dit avec douceur : « Ton père sera bientôt délivré, mais notre race est perdue, et tu cesseras prochainement de régner. » En effet, le fantôme du jeune prince successeur de Charles apparut, et Charles, dénouant le fil lié au pouce de sa main droite, le lui présenta comme l’emblème du gouvernement, et le peloton lumineux alla aussitôt s’amonceler dans les mains de l’enfant. Charles en même temps revint sur terre, et trouva son corps plein de fatigue.

La couleur dantesque est frappante dans cette prophétie de l’abdication de Charles-le-Gros ; néanmoins c’est toujours la politique qui se montre au premier plan de ces tableaux fantastiques du IXe siècle. Quand l’archevêque de Hambourg, saint Anschaire, raconte[1] tout simplement ce qu’il a vu dans l’autre monde, sans y mêler d’allusions contemporaines, c’est là un rôle tout-à-fait exceptionnel. Il y a d’ailleurs, dans le récit de l’archevêque, quelques beaux détails. Sa transfiguration dans les feux du purgatoire, sa course vers

  1. Voir la vie de saint Anschaire, au tome VI des Bollandistes.