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LA DIVINE COMÉDIE AVANT DANTE.

livrée et avec ces grelots de baladin. Quand Voltaire plus tard se moquera des contes bouffons que les jongleurs faisaient de la vie à venir, il méconnaîtra sa propre généalogie, il ne se doutera pas que ces paradoxes impies qu’il ose publier sur l’autre monde, il n’a la liberté de les écrire et le privilége de les faire croire que parce que ces pauvres rimeurs du moyen-âge ont les premiers risqué le sarcasme contre la foi des temps antérieurs. L’éclat de rire amer qui semble se correspondre, à travers les âges, de Lucien à l’auteur de Candide, a certainement son écho chez les trouvères. De là le caractère étrange et nouveau des visions versifiées du XIIIe siècle.

L’histoire littéraire n’échappe pas à la loi des transitions ; entre les visions latines, qui étaient écrites d’un ton grave, et les visions en langue vulgaire, qui furent rédigées dans une intention plaisante, il dut se produire des œuvres intermédiaires. C’est précisément le caractère d’un petit poème rimé, au commencement du XIIIe siècle, par un pauvre moine anglo-normand. Ce qu’il y a de curieux dans la Descente de saint Paul aux enfers, d’Adam de Ros, c’est que Dante semble avoir connu ce poème, tandis qu’il a ignoré, ou fait comme s’il ignorait les autres productions des jongleurs. Il dit en effet à Virgile, au IIe chant de l’Enfer : « Pourquoi venir ici ? Je ne suis pas Énée, je ne suis pas saint Paul. » Le texte est irrécusable.

Après avoir trouvé aux enfers tous les supplices divers qui sont devenus pour nous des banalités, saint Paul arrive à une citerne scellée de sept sceaux. L’archange Michel, son guide, l’ouvrit, et une odeur infecte s’exhala. C’était la prison des incrédules, et à l’entour se trouvait une fosse où d’autres coupables, nus et rongés tout entiers par la vermine, se roulaient les uns sur les autres. On reconnaît ici le cloaque des faussaires pestiférés que Dante va bientôt nous montrer, tantôt rampans, tantôt s’arrachant à coups d’ongles les scares d’une peau gangrenée. Au surplus, ce n’est pas la seule ressemblance : la scène du démon qui vole et se démène plein de joie, emportant sur son dos une ame que les diables harponnent, se retrouve presque littéralement chez Alighieri. — Quand il eut parcouru le paradis, saint Paul, touché du contraste, se mit à prier le Christ et obtint que les supplices cesseraient dorénavant du samedi soir au lundi matin. Puis, avant de s’en retourner sur terre, il demanda à Michel combien dureraient les tourmens de l’enfer, et l’archange répondit naïvement : « Quarante-quatre mille ans. » Ainsi le trouvère, comme l’enfant qui ne soupçonne point de nombres au-delà du chiffre qu’il sait, accumule au hasard quelques milliers d’années afin de représenter l’idée d’infini ; c’est l’immensité réduite aux proportions de son intelligence. Voilà bien la poésie du moyen-âge, et en même temps la gloire de Dante.

Rutebeuf, ce cynique précurseur de Villon, a, un des premiers parmi les trouvères, essayé de descendre le chemin de l’autre monde ; mais il s’est, pour ainsi dire, arrêté au milieu. Sa Voye de Paradis n’est qu’un fabliau plein de ces personnifications oiseuses qui, appliquées aux expéditions vers l’autre monde, n’étaient pas même une nouveauté ; car, depuis bien des siècles, Mar-