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des producteurs. Ce qu’un producteur avance à un autre, ce ne sont pas des capitaux ; ce sont des produits, des marchandises. Ces produits, ces marchandises, pourront devenir et deviendront sans doute, entre les mains de l’emprunteur, des capitaux agissans, en d’autres termes des instrumens de travail ; mais ils ne sont actuellement, entre les mains de leur possesseur, que des produits à vendre, et partant inactifs. De là une différence sensible d’un cas à l’autre, différence telle qu’elle renverse toutes les données du problème.

Si l’on veut se rendre compte des effets magiques du crédit, il faut toujours distinguer avec soin, dans les objets qui constituent la richesse d’un peuple, ce qui est produit ou marchandise de ce qui est agent de travail ou capital productif. Tous ces objets, on les confond souvent sous la dénomination commune de capitaux. On a raison quand on ne veut que dresser le bilan d’un peuple, car toute marchandise est capital, tout capital est marchandise, et tout cela fait indistinctement partie des fortunes particulières et de la richesse publique ; mais quand on considère la puissance productive, c’est autre chose. Tant qu’un objet reste entre les mains de celui qui l’a produit, il n’est que marchandise, capital si l’on veut, mais capital inactif, inerte. Loin que l’industriel qui le détient en tire aucun avantage, c’est pour lui un fardeau, une cause incessante d’embarras, de faux frais et de pertes : frais de magasinage, d’entretien et de garde, intérêts des fonds et le reste, sans compter le déchet ou le coulage que presque toutes les marchandises subissent quand elles sont long-temps dans l’inaction. Que ces objets sortent donc de ses magasins par une vente à crédit, pourra-t-on dire qu’il se prive de leur usage ? Non, puisqu’ils ne lui étaient plus utiles que pour la vente. Loin de là, il n’aura fait que se débarrasser d’un inutile fardeau. Et cependant, si l’on suppose que ces produits passent de ses magasins où ils dormaient, dans ceux d’un autre industriel qui pourra les appliquer au genre de travail qui lui est propre, de marchandise inerte qu’ils étaient, ils deviendront pour ce dernier un capital actif. Il y aura donc ici accroissement de capital productif d’un côté sans aucune diminution de l’autre. Bien plus : si l’on admet, comme nous le faisons toujours, que le vendeur, tout en livrant ses marchandises à crédit, a néanmoins reçu en échange des billets qu’il lui est loisible de négocier sur-le-champ, n’est-il pas clair qu’il se procure par cela même le moyen de renouveler à son tour ses matières premières et ses instrumens de travail pour se remettre à l’œuvre ? Il y a donc ici double accroissement de capital productif, en d’autres termes puissance acquise des deux côtés, et ce n’est pas le vendeur ou prêteur qui a gagné le moins à cette opération.

Il semble pourtant qu’il y ait quelque chose de paradoxal à prétendre que, par le seul effet du crédit, chacun se trouve ou plus riche ou mieux pourvu qu’auparavant ; car enfin ces valeurs en plus, que nous mettons si libéralement aux mains de tous, d’où sortent-elles ? Est-ce le crédit qui les a produites ? Le crédit, être moral, peut-il rien créer, rien enfanter ? et, s’il n’a rien créé, peut-il faire autre chose que déplacer les capitaux ? En quel sens