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lâchement redoutés… c’est moi : aussi j’ai quelque orgueil à écrire ces lignes justificatives, comme j’éprouve quelque douceur à penser que la justice qui doit les parcourir ne sera pas toujours absente des cœurs français. » C’est là sans doute une étrange justification, et, malheureusement pour le faible Barère, la postérité ne l’a point acceptée. Il rentre donc au comité ; qu’y voit-il, pour parler son langage ? Couthon proposant des mesures violentes contre les girondins arrêtés ou fugitifs ; Saint-Just qui ne vote jamais que comme un oracle, qui délibère comme un visir, dont toutes les paroles sont dirigées vers une sévérité inflexible ; Hérault de Séchelles, toujours partisan des avis les plus rigoureux, de peur qu’on ne lui jette à la face sa qualité d’ancien noble ; puis des administrateurs tels que Jean-Bon-Saint-André, Gasparin, Prieur de la Marne, sans aucune portée politique. S’il tourne ses regards vers l’assemblée, il n’y entend que plaintes et dénonciations ; le côté gauche dévore le côté droit ; la marche de la majorité tend évidemment à la persécution, grace à l’affreuse énergie de quelques orateurs, Danton, Legendre, Lacroix, Bourdon de l’Oise, Robespierre, etc. Au dehors, l’insurrection étend ses ravages ; l’ouest et le midi se séparent violemment de la république ; jamais la révolution n’a été si près du chaos. Alors une invincible frayeur s’empare de cet homme dominé par l’immensité des évènemens ; il courbe humblement la tête ; il se fait petit et s’écrie : « Je devais agir d’après le vœu de la convention, et croire (comme elle le croyait, ou comme elle avait l’air de le croire, et comme elle le faisait croire au peuple français) qu’elle approuvait les évènemens du 31 mai, et qu’elle en acceptait les conséquences pour se conformer à l’opinion générale de la nation. Je devais sacrifier mon opinion individuelle à celle de la convention, et renoncer à ma raison particulière, pour obéir à la raison publique, ou à la législature, qui en est l’organe. Me replacer au sein du comité de salut public le 10 juillet 1793, n’était-ce pas m’intimer l’ordre de servir la patrie dans la place qu’elle me désignait, et dans l’esprit public qui l’animait ? Que pouvais-je d’ailleurs, que pouvait un seul homme, que pouvaient même plusieurs dans ces circonstances extraordinaires ? Non ; aucune force humaine ne pouvait arrêter ce torrent de déraison révolutionnaire et de persécution politique ; je sentis que je devais adoucir les passions quand je pourrais leur parler, ou tempérer les mesures, quand je devrais les proposer ; je sentis que mon langage et mes opinions ne pouvaient que me perdre ou me rendre suspect. Je me réduisis à faire autant de travaux obscurs qu’il me serait possible, à acquérir l’estime morale de mes collègues du comité, si je ne pouvais aspirer à leur confiance politique, et à sauver quelques honnêtes et probes administrateurs de la masse des proscriptions, que les Mahomets et leurs Seïdes avaient mises à l’ordre du jour. »

Quoi qu’en dise Barère, ce sont là des réserves faites après coup, et qui ne lui vinrent sûrement pas à la pensée dans les mauvais jours de la terreur. Sa conversion politique, à la suite du 31 mai, fut si complète, que, le 27 juin, il prônait en ces termes, lui fédéraliste avoué, la constitution unitaire de 93 :